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Droits humains et État de droit en Tunisie : la chute continue

Depuis le coup de force du Président Kais Saied le 25 juillet 2021, la crise politique ne cesse de s’accentuer en Tunisie : menaces contre la liberté d’expression, fragilisation de la société civile, harcèlement des défenseur·ses des droits humains, ingérence flagrante de l’exécutif dans les procédures judiciaires, instrumentalisation de ce dernier en vue de mettre fin à tout pluralisme politique et mise en place de plusieurs initiatives – prises unilatéralement dans le cadre des mesures exceptionnelles – faussant ainsi le processus démocratique.

Le régime autoritaire du Président Kais Saied a sombré dans une paranoïa qui n’était jusque-là que verbale et portée par ce dernier lors de ses nombreuses interventions publiques. La multiplication des arrestations, le musellement de l’opposition, la réduction de l’espace de la société civile et la mise en place de lois interdisant toute critique font craindre le pire pour la Tunisie.

EuroMed Droits s’indigne de cet abandon du respect de l’Etat de droit et des droits humains.

Nous condamnons fermement et sans équivoque la répression de toute forme de dissidence et soulignons notre préoccupation quant à la détérioration de la situation des droits humains et de l’état de droit en Tunisie depuis le coup de force du 25 juillet 2021.

Nous demandons la libération immédiate et inconditionnelle des avocat·es, personnel politique, journalistes et militant·es détenu·es de manière arbitraire en raison de leurs activités de défense des libertés fondamentales.

Nous appelons la communauté internationale à soutenir la société civile indépendante en Tunisie qui s’oppose de manière pacifique et déterminée à l’effritement de la démocratie et de l’état de droit en Tunisie.

Enfin nous demandons que toute coopération entamée avec la Tunisie soit conditionnée au respect des droits humains et de l’état de droit. Cela inclut le soutien financier et logistique de l’Union européenne mais aussi les négociations d’accords commerciaux, les politiques de soutien de la Banque européenne de reconstruction et de développement, de la Banque européenne d’investissement et de toute autre institution financière au sein desquelles l’Union européenne et/ou ses États membres ont une voix.

Le monde démocratique ne peut rester spectateur face à l’éradication des progrès sociaux et politiques de la Tunisie depuis la Révolution de 2011.

La note ci-dessous vise à résumer la dégradation de la situation depuis le coup de force du Président Kais Saied le 25 juillet 2021. Non-exhaustive elle témoigne toutefois de l’inquiétant autoritarisme du Président Saied et des risques pour l’avenir de la démocratie en Tunisie.

  1. L’ingérence de l’exécutif dans le pouvoir judiciaire 

Sous prétexte de lutter contre la corruption et l’injustice généralisée, le Président a multiplié les ingérences au sein du pouvoir judiciaire afin d’influencer et d’épurer toute résistance. Dans son discours du 25 juillet 2021, le Président s’est attribué les pouvoirs du parquet et l’autorité de diriger le ministère public. Bien qu’il ait par la suite renoncé à sa déclaration devant les multiples protestations de la société civile et des acteurs politiques, la réalité démontre le contraire.

En publiant, le 12 février 2022, le décret n°11 qui dissout le conseil élu et nomme un conseil provisoire de la magistrature, Kais Saied s’autoproclame « chef effectif » de l’autorité judiciaire. Ces prérogatives ont permis au président de révoquer arbitrairement 57 juges sur la base d’accusations vagues telles que « l’obstruction d’enquêtes liées au terrorisme », « corruption morale », « adultère » et l’organisation de « fêtes alcoolisées ». Et cela sans aucun respect des droits de la défense et des règles relatives au processus disciplinaire.

Malgré une décision du tribunal administratif du 10 août 2022 réintégrant un nombre important de ces juges, le gouvernement a refusé de s’y conformer. Le ministère de la justice continue de porter atteinte à l’indépendance des juges en engageant des poursuites pénales devant le pôle de lutte contre le terrorisme contre treize (13) bénéficiaires de cette décision de justice. Ces poursuites représentent une manipulation dangereuse des procédures, des lois et des principes d’équité de tout procès. Elles confirment également ce que les décisions d’exemption avaient souligné : ces révocations n’étaient basées sur aucun dossier judiciaire ou preuves tangibles de fautes graves. A ce jour, l’acharnement et les menaces persistent à l’encontre des juges en Tunisie.

  1. Une justice instrumentalisée pour faire taire toute voix critique 

Afin de museler toute opposition, le pouvoir exécutif a instrumentalisé la justice de manière inégalée depuis le 25 juillet 2021.

Des civils sont traduits devant les tribunaux militaires, c’’est le cas de l’avocat Mehdi Zagrouba. Visé par une enquête à la suite d’une publication Facebook dans laquelle il avait accusé la ministre de la justice tunisienne Leila Jaffel de « forger de toutes pièces » des documents judiciaires, il a été condamné le 20 janvier 2023 à 11 mois de prison avec exécution immédiate et cinq ans d’interdiction d’exercer l’avocature par la Cour d’appel militaire.

Et le 4 janvier 2023, le parquet annonce la poursuite en justice de 16 syndicalistes du syndicat des transports en raison de leur participation à un sit-in le 2 janvier à la Kasbah.

  1. Le pluralisme politique réduit au silence 

Le point culminant de cette véritable chasse aux sorcières reste l’arrestation dans une affaire présumée de « complot contre la sureté intérieure et extérieure de l’État » de huit leaders de l’opposition tunisienne ainsi que du directeur d’une radio privée entre le 11 et le 24 février 2023. Il s’agit de:

  • Khayam Turki, fondateur du cercle de réflexion « Joussour », ancien membre du parti d’opposition tunisien Etakattol et membre fondateur du parti Jomhouri, mais également connu en tant qu’avocat et défenseur des droits humains,
  • Issam Chebbi, opposant de longue date et secrétaire général de Joumhouri
  • Jaouhar Ben Mbarek, activiste politique et leader du front du salut national,
  • Chaima Issa, militante du Front National du Salut est la première femme prisonnière politique de Tunisie depuis la révolution de 2011,
  • Abdelhamid Jelassi, ancien cadre du parti islamiste Ennahda,
  • Lazhar Akermi, avocat, militant politique et ancien ministre,
  • Ridha Belhaj figure importante du Front de salut national
  • Ghazi Chaouachi, ancien secrétaire général du parti d’opposition « le Courant démocrate »,

Ces arrestations avaient été précédées par celles de :

  • Nourredine Bhiri, ancien ministre de la Justice de 2011 à 2013 et dirigeant du parti Ennahda, est emprisonné et accusé également de complot contre la sûreté de l’Etat après avoir été mis en résidence surveillée pendant deux mois avant d’être relâché sans être inculpé,
  • Nourredine Boutar, directeur de la radio Mosaïque FM, arrêté le 13 février, fait face à des accusations de blanchiment d’argent et « d’enrichissement illicite ».

Poursuivis pour complot contre la sûreté de l’Etat, sur la base du Code pénal et de la loi contre le terrorisme et le blanchiment d’argent, plusieurs détenus encourent la peine de mort. Les procès-verbaux des interrogatoires publiés sur les réseaux sociaux tunisiens démontrent que les poursuites sont basées sur des témoignages de sources inconnues et ne portent sur aucun fait, mais sur des déclarations publiques hostiles au régime ou à la ligne éditoriale de la radio Mosaique FM.  A ce jour, le ministère public n’a pas toujours pas communiqué sur ces poursuites et arrestations d’opposants, de syndicalistes ou du directeur de la radio Mosaique FM. Ces poursuites au caractère politique ont un seul objectif : éliminer et réduire au silence les partis d’opposition, les voix critiques et toute initiative politique qui viserait à faire sortir la Tunisie de la crise dans laquelle elle se trouve depuis le 25 juillet 2021.

Les exemples d’ingérence de l’exécutif et du Président dans des affaires judiciaires ont encore été illustrés le 14 février lorsque, dans une allocution télévisée, Kais Saied a qualifié les personnes arrêtées (sans les nommer) de « traîtres » et de « terroristes » alors même qu’elles n’étaient pas officiellement inculpées pour « complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat », ajoutant, le 22 février, que « ceux qui les innocenteraient sont leurs complices ».

Dernier exemple en date d’une escalade inquiétante : l’arrestation, l’interrogation et la mise sous mandat de dépôt du leader du parti islamiste Ennahda et ancien président du Parlement dissous en juillet 2021 Rached Ghannouchi. A la différence des charges retenues à l’encontre de certain·es opposant·es. Rached Ghannouchi n’est pas poursuivi pour acte terroriste mais pour des déclarations dans lesquelles il avait affirmé que la Tunisie que le projet d’exclusion des partis de gauche ou ceux issus de l’islam politique comme Ennahda est porteur d’une « guerre civile ».

L’arrestation de Rached Ghannouchi fait suite à une série d’interdictions de voyage et de comparution devant le pôle judiciaire anti-terroriste et ne représente qu’une étape supplémentaire dans le processus de répression en cours en Tunisie, ce dont atteste l’interdiction des activités du mouvement Ennahda et du Front du Salut National par le ministère de l’intérieur le 18 avril 2023.

  1. Un processus électoral faussé

Depuis le 25 juillet, le Président de la République a pris une série d’initiatives, unilatéralement, au travers desquelles il a faussé la volonté des citoyen·nes. Notons par exemple :

  • La consultation nationale :
    • Lancée le 15 janvier 2022, elle s’est achevée le 20 mars. A moins de 6%, la participation a été très faible.
    • La mobilisation des ressources étatiques pour un projet personnel (l’État a déployé tous les moyens pour stimuler la participation des citoyens)
    • La non-inclusivité de la plateforme (non accessible par tou·tes, non fiable et non sécurisée offrant ainsi la possibilité de répondre plusieurs fois)
  • Référendum constitutionnel et mainmise sur l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) :
    • Mainmise sur l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) par la modification de la loi organique à travers un décret-loi publié le 22 avril 2022 qui confie au président de la République la nomination des membres du conseil, ainsi que du président et du porte-parole de l’instance.
    • Critiques contre la campagne référendaire en raison des délais d’inscription précédant la publication du projet de constitution mais aussi en raison de l’interdiction de s’inscrire à la campagne référendaire pour celles et ceux qui boycottent le référendum.
    • Le référendum enregistre le taux le plus bas parmi tous les scrutins depuis 2011 avec seulement 30,5% de participation
  • Les élections législatives :
    • Les élections législatives en Tunisie ont connu un taux de participation historiquement faible de 11,22%, contre 41,70% en 2019 (record mondial d’abstention lors d’une élection). Le rejet de la classe politique, les appels au boycott des principaux partis et le désintérêt pour une assemblée aux pouvoirs considérablement restreints ont conduit à une désaffection massive des électeurs·trices, davantage préoccupés par les conditions économiques qui affectent le pays. Au premier tour, 23 candidats ont été élus, dont dix automatiquement en l’absence d’opposants. Sur les dix sièges réservés à la diaspora, seuls trois ont été pourvus, les sept autres restant vacants en l’absence de candidats dans les circonscriptions.

5. Violations de la liberté d’expression et menaces envers la liberté des médias 

L’article 24 du Décret-loi n° 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication  punit de 5 ans de prison et d’une amende de cinquante mille dinars celui qui « utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sureté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population » ou de « diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou attribution de données infondées visant à diffamer les autres, de porter atteinte à leur réputation, de leur nuire financièrement ou moralement, d’inciter à des agressions contre eux ou d’inciter au discours de haine ». Les peines prévues sont portées au double « si la personne visée est un agent public ou assimilé ».

Le texte ne donne aucune définition de la « fausse nouvelle » et de la « rumeur » laissant ainsi une marge d’interprétation importante aux services de sécurité et aux magistrats. Les enquêtes diligentées sur sa base mettent en évidence de nouvelles menaces pour la liberté d’expression.

Depuis l’entrée en vigueur du décret 54, l’autorité chargée de son application n’a pas hésité à intimider les voix opposées aux orientations du gouvernement ou du président de la République. Qu’il s’agisse d’appeler à des manifestations, de publier un article de presse, ou encore de fournir une lecture juridique ou politique, l’autorité actuelle, principalement entre les mains du garde des sceaux, s’empresse d’utiliser l’article 24 du décret 54 pour poursuivre et arrêter quiconque critique ce qui se passe en Tunisie.

Le 28 octobre 2022, la police a ainsi arrêté pendant 3 jours l’étudiant Ahmed Hamada pour avoir publié des vidéos d’une manifestation dans le quartier populaire de Tunis, Hay Tadhamoun, où des affrontements entre la police et les manifestants avaient eu lieu.

Le 14 novembre 2022, Nizar Bahloul, rédacteur en chef de Business News, est poursuivi pour un article critiquant la Première ministre, Najla Bouden.

A ce jour encore, des dizaines de militant·e·s des droits humains, journalistes, écrivains, avocat·es et des citoyen·nes sont poursuivi·es à la lumière du décret 54. Notons par exemple le militant des droits de l’homme, coordinateur du Comité de défense des juges dispensés et chef de la Commission nationale pour la défense des libertés et de la démocratie, l’avocat Ayachi Al-Hamami, de la journaliste du quotidien Assabah Monia Arfaoui et du journaliste Mohamed Boughalleb.

Plus récemment, le 15 mai dernier, sur la base de la loi 54, les journalistes Haythem ElMekki et Elyes Gharbi ont été traduits en justice suite à un épisode de leur émission “Midi Show”. Maintenus en liberté, ils risquent une peine de prison.

6. La société civile fragilisée et les militant·es des droits humains harcelé·es 

Des signes inquiétants indiquent que, sous le président Saied, les autorités pourraient prendre des mesures visant à restreindre la capacité des organisations de la société civile tunisienne et internationale à opérer librement en Tunisie. Plus précisément, un projet de loi qui a fait l’objet d’une fuite accorderait aux autorités des pouvoirs importants pour décider de l’existence de ces groupes et pour contrôler leurs activités. Il rétablirait l’obligation pour les organisations de la société civile d’obtenir l’autorisation de l’État pour fonctionner et soumettrait le financement étranger à l’approbation préalable de la Banque centrale tunisienne. Ce projet stipulerait également que les activités et les documents publiés par les groupes doivent répondre à de vagues exigences « d’intégrité », de « professionnalisme » et ne peuvent pas « menacer l’unité de l’État ». Enfin, il permettrait aux autorités de dissoudre sommairement et à leur guise les groupes qui restent inactifs au-delà d’une certaine période.

Outre les menaces d’ordre réglementaire et législatif, le harcèlement et l‘intimidation des militants et des défenseur·es ne cesse de croitre. À cet effet, le président du Syndicat national des journalistes tunisiens, Mahdi Jlassi, fait l’objet d’une instruction judiciaire ouverte à son encontre pour « incitation à la désobéissance et voies de fait sur agent public » parce qu’il a suivi pour son média une manifestation contre le référendum sur la nouvelle Constitution tunisienne le 18 juillet 2022 à Tunis. Il en est de même du président de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, Bassem Trifi, qui a reçu une convocation pour comparaître le 28 avril 2023 devant la brigade spéciale d’investigation dans les crimes terroristes.