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A Calais, la peur sourde d’être transféré.e vers le Rwanda

A l’heure où le Royaume-Uni externalise sa politique d’asile au Rwanda et planifie un deuxième vol d’expulsion à la mi-juillet, la situation à Calais se fait toujours plus critique. Pour les migrant.e.s mais aussi pour le personnel des ONG qui les accompagnent. Une équipe d’EuroMed Droits s’est rendue sur place pour faire le point.

A l’origine d’une vague d’indignation, la politique migratoire du gouvernement britannique charrie désormais son lot de peurs et ses effets de sidération jusque sur le rivage de la côte française. A Calais, l’annonce par Londres du transfert vers le Rwanda des demandeur.se.s d’asile arrivé.e.s de manière irrégulière sur le sol britannique depuis le 1er janvier a fait l’effet d’un électrochoc. Même si pour l’heure le premier vol est resté cloué au sol suite à des recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), le gouvernement a annoncé qu’un deuxième vol était prévu pour juillet 2022 afin d’expulser des demandeur.se.s d’asile vers le Rwanda, et ce, avant que les tribunaux ne se soient prononcés sur la légalité de cet accord.

Salarié.e.s du monde associatif, bénévoles, chercheur.e.s, juristes. Toutes et tous témoignent des nombreuses interrogations sur cette nouvelle loi et ses implications qui surgissent chez les exilé.e.s lors des distributions de nourriture ou autres moments collectifs. Une agitation à laquelle succède un silence éloquent et la peur de témoigner (y compris sous couverts d’anonymat) de ces mêmes exilé.e.s dès lors que les micros sont ouverts. Ces dernières semaines, certain.e.s sont même allé.e.s jusqu’à commettre le geste ultime. Plusieurs personnes, rongées par le désespoir, se trouvent à présent en situation critique au Royaume-Uni après avoir tenté d’intenter à leur vie.

Politique du « zéro point de fixation »

Environ 800 à 1.000 personnes environ se trouvent en permanence à Calais, dans l’attente et l’espoir de pouvoir traverser la Manche. En majorité des hommes seuls, même s’il y a également des mineur.e.s isolé.e.s (environ 15 à 20%), des femmes seules, venu.e.s du Soudan, d’Ethiopie, d’Afghanistan, d’Iran, etc. Nombre d’entre elles sont en procédure de Dublin (qui prévoit que la responsabilité du traitement des demandes d’asile incombe au pays de première arrivée), débouté.e.s de l’asile et se sont vu.e.s refuser l’accueil ailleurs.

Le gouvernement britannique conservateur compte sur l’accord avec le Rwanda pour susciter un effet de dissuasion afin d’enrayer les passages. Or, la situation évolue sans cesse. Si fin mai, certain.e.s mineur.e.s remettaient en cause leur projet de passage et les campements semblaient moins denses, début juin, les traversées de la Manche – 10.000 environ depuis janvier – avaient déjà repris à un rythme très élevé. Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. Seule certitude : ces craintes ne font qu’aviver l’éreintement que subissent déjà les exilé.e.s de passage à Calais et à Grande-Synthe près de Dunkerque.

Depuis des années déjà, sur le littoral français sévit la politique du « zéro point de fixation ». Véritable torture mentale, cette dernière consiste en des expulsions régulières des migrants.e.s de leur campement en vue de les dissuader de rester, toutes les 36h ou 48h à Calais et une fois par semaine à Grande-Synthe. Les exilé.e.s se voient alors contraint.e.s d’empoigner à temps leurs tentes, duvets et autres effets personnels (au risque sinon de se les voir confisqués) et de s’installer un peu plus loin. « Nous enregistrons également des cas de violences policières sur les personnes exilées. Au moins dix toutes les semaines », souligne un membre de Human Rights Observer qui tente de renseigner le maximum d’expulsions. Une politique de l’épuisement qui pousse certain.e.s au bout du bout, en témoigne le cas de ce jeune homme retrouvé mort en mai dernier, pendu à une sangle dans une remorque à Marck près de Calais. Au-delà des traumatismes qu’elle engendre, cette stratégie nourrit un sentiment de défiance qui accélère la dispersion des campements sur une grande partie de la côte française et dans l’arrière-pays. « Calais est la pointe de l’iceberg », comme le souligne un militant qui assiste à leur va-et-vient jusqu’à Paris, Bruxelles ou près de la frontière belge. A Tournai par exemple.

Filmages, verbalisations, contrôles incessants

A cette violence s’ajoutent aussi les barbelés, les grillages toujours plus denses, la présence policière excessive, des intimidations à l’égard des ONG au rang desquelles, parmi les plus communes, figure la verbalisation des véhicules sous des prétextes souvent baroques. Le contrôle des identités qualifié d’« incessant », le filmage de leurs membres sans consentement et par téléphone portable (auquel nous avons nous-mêmes été sujettes lors d’une expulsion) ou encore les amendes pour enfreinte à la loi lors du confinement. Bien sûr, les recours sont possibles mais ils prennent du temps dans un contexte où les bénévoles sont déjà débordé.e.s et où ils pallient l’absence de l’Etat. « A Calais, des arrêtés ont interdit depuis septembre 2020 (avant d’être enfin levés depuis plusieurs semaines) la distribution de nourriture dans certains endroits de la ville », rappelle un militant estimant que « ce genre de mesure honteuse ne se voit nulle part ailleurs en France ».

Mettre fin au harcèlement et aux « déportations »

Face à cette escalade, le grand public doit être informé du quotidien vécu à Calais, une situation qui disparaît souvent des radars médiatiques pour ne resurgir qu’à l’heure des drames ultimes, comme le naufrage qui a coûté la vie à 27 migrants en novembre 2021 ou la grève de la faim de plusieurs.e.s militant.e.s. Il convient aussi de rappeler aux autorités françaises le caractère inhumain de ces politiques par ailleurs coûteuses et inefficaces. Depuis 2017, près de 425 millions d’euros ont été dépensés pour sécuriser la frontière et mettre en place un ensemble de dispositifs (détecteurs de battement de cœur, grillages, chiens, etc.). Avec pour conséquences de défigurer la ville (et les Calaisien.ne.s en pâtissent) et de rendre la traversée des migrant.e.s de plus en plus dangereuse. En témoignent les 350 décès au moins enregistrés depuis 1999. Certain.e.s eurodéputé.e.s réclament que soit lancée une commission d’enquête européenne afin que l’UE puisse garantir le droit des exilé.e.s sur place. Une piste nécessaire compte tenu du fait que les autorités françaises ne s’y risquent pas.

Dans ce contexte, la solidarité à l’égard des trois ONG britanniques (Care4 Calais, Detention Action et PCS) qui ont porté plainte contre le gouvernement britannique         est de mise, afin que l’accord bilatéral avec le Rwanda soit annulé. Ce type d’accord inspiré du modèle australien ne doit en rien faire tache d’huile sur le sol européen. Or, on le sait, d’autres pays semblent déjà séduits par ces solutions radicales, au rang desquels le Danemark. Après le vote, en 2021, d’une loi autorisant cette sous-traitance, le gouvernement danois a lui aussi entamé des négociations avec le Rwanda. D’autres pays africains comme l’Ethiopie et la Tunisie auraient également été approchés. Jusqu’où cette obsession ira-t-elle ? La Cour européenne des droits de l’Homme a marqué un temps d’arrêt à l’entreprise britannique. Mais jusqu’à quand ?

Article par Marjorie Bertouille Cessac, équipe migration d’EuroMed Droits