Rechercher

Lettre ouverte au Président de la République tunisienne

L’exclusion de la société civile du suivi des relations entre l’Union européenne et la Tunisie sur les volets démocratie et droits humains ne passe pas inaperçue.

Monsieur le Président de la République,

Lors de votre visite à Bruxelles les 3 et 4 juin derniers, vous vous êtes entretenu avec le Président du Conseil européen, Charles Michel, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen et le Président du Parlement européen, David Sassoli.

Selon la communication conjointe publiée après votre visite, vos échanges ont « porté une attention particulière à la jeunesse, à l’éducation, à la culture et aux relations économiques qui figurent parmi les sujets structurants de la coopération tuniso-européenne depuis plusieurs années », mais ont omis un point primordial : le rôle clé joué par la société civile dans le cadre des relations Tunisie-UE.

En tant qu’organisations de défense des droits humains, nous nous étonnons de cette absence totale de mention du travail porté par la société civile tunisienne. Son rôle a été essentiel dans le cadre de la transition démocratique que connaît notre pays, comme l’a démontré la remise du Prix Nobel de la Paix au Quartet national en 2015.

C’est cette même société civile, Monsieur le Président de la République, qui, à travers le Dialogue national historique initié par l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) et mené par le Quartet (UGTT, Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat Ordre national des Avocats Tunisiens (ONAT) et la Ligue Tunisienne pour la Défense des Droits de l’Homme) a permis à la Tunisie d’éviter le chaos après les assassinats politiques des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. C’est encore cette société civile qui a contribué à l’écriture d’une Constitution garantissant la démocratie et les droits humains des citoyennes et des citoyens Tunisiens. C’est enfin, cette société civile qui œuvre sans relâche pour que les différents accords en cours de négociation avec l’Union européenne (notamment l’accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), le double « accord de réadmission » et son pendant « l’ accord de facilitation des visas ») – négociés dans un contexte largement défavorable à la Tunisie – soient dignes des attentes du peuple Tunisien et contribuent à la prospérité de toutes les tunisiennes et tous les tunisiens.

L’absence de toute mention du rôle joué par la société civile dans vos discussions avec l’Union européenne semble indiquer un manque de vision stratégique. En témoigne l’absence de mention du « dialogue tripartite » un mécanisme important et inédit dans toute la région, impliquant la Tunisie, la société civile et l’UE et qui a été salué et encouragé par votre prédécesseur feu Béji Caïed Essebsi lors de sa visite aux institutions européennes en décembre 2016. Le communiqué de presse conjoint des Présidents Donald Tusk, Jean-Claude Juncker, Martin Schulz et du Président de la Tunisie Beji Caid Essebsi en date du 1er Décembre 2016, mentionnait le développement du dialogue tripartite (« Convaincus du rôle essentiel joué par la société civile tunisienne dans le renforcement de sa transition, nous avons convenu d’intensifier le dialogue tripartite (UE, autorités tunisiennes, sociétés civiles) et de promouvoir davantage le dialogue entre nos sociétés. »).

Le parlement européen a félicité officiellement le dialogue tripartite dans e point 9 de la résolution du Parlement européen du 14 septembre 2016 sur les relations de l’Union avec la Tunisie dans le contexte régional actuel (2015/2273(INI)) qui mentionne : « le parlement se félicite du dialogue tripartite en Tunisie ; préconise que celui-ci se poursuive et qu’il soit étendu à l’ensemble des aspects des relations bilatérales entre l’Union et la Tunisie, et demande en particulier de veiller à la participation de la société civile à la mise en œuvre de la révision de la politique européenne de voisinage ainsi qu’au processus de négociation des priorités de l’Union et de la Tunisie ». En nous penchant sur ces deux déclarations, nous ne pouvons que mesurer et déplorer l’énorme recul enregistré en termes d’engagement de la Tunisie et de l’UE dans le processus d’édification d’un Etat démocratique, prospère et respectueux des droits humains.

Monsieur le Président, votre communication conjointe souligne en outre que la « Tunisie progress[ait] sur la voie de la consolidation démocratique avec notamment la tenue d’élections municipales, législatives et présidentielles, et la promulgation de lois garantissant les droits humains et les libertés fondamentales témoignant ainsi de l’ancrage profond de la démocratie dans la société tunisienne ». Les avancées démocratiques et en termes de droits humains dans notre pays, imputables à l’engagement de la société civile entre autres, sont réelles mais ne peuvent être traitées comme des acquis. La réalité sur le terrain en est la preuve : les jeunes sont dans une situation économique et sociale telle qu’ils.elles sont poussé.e.s à trouver un avenir meilleur ailleurs, notamment en Europe, et les libertés individuelles sont de plus en plus remises en question. Les femmes en Tunisie, continuent à subir des violences tant physiques que morales, politiques et économiques, et bien que certaines avancées législatives notables aient été enregistrées – notamment grâce à l’action de la société civile – l’égalité entre hommes et femmes, pourtant garantie par la Constitution dont vous êtes le premier garant, est loin d’être une réalité, et l’arsenal juridique les concernant est en attente de sa mise en conformité avec la Constitution.

Monsieur le Président, nous vous rappelons également le blocage gouvernemental et constitutionnel actuel et l’absence criante de toute volonté de mettre en place certaines instances publiques indépendantes prévues par la Constitution.

La société civile tunisienne doit plus que jamais être partie prenante des échanges au sein de la Tunisie et dans le cadre des relations bilatérales, régionales et internationales dans lesquelles les autorités de notre pays sont impliquées, et ce, afin que l’aspiration démocratique née de la révolution devienne une réalité tangible et pérenne.

Organisations signataires :

  • EuroMed Droits
  • Union Générale Tunisienne du Travail
  • Ordre National des Avocats Tunisiens
  • Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme
  • Association des Magistrats Tunisiens
  • Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux
  • Syndicat National des Journalistes Tunisiens
  • Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie