Le projet de loi sur les associations qui a été soumis par dix députés au Parlement tunisien le 10 octobre 2023 risque de violer le droit à la liberté d’association et mettre en danger l’espace civique en Tunisie s’il était adopté tel quel, ont déclaré ? aujourd’hui huit organisations de défense des droits humains.
Ce texte, s’il était adopté, remplacerait le décret-loi 2011-88 relatif aux associations qui a permis l’émergence d’une société civile diversifiée au lendemain de la révolution tunisienne de 2011. Dans sa formulation actuelle, il menace de mettre fin à plus d’une décennie de travail d’organisations indépendantes. Selon des données officielles, plus de 24 000 organisations de la société civile sont actuellement enregistrées auprès des autorités tunisiennes, même si l’on ne sait pas exactement combien sont actives aujourd’hui. S’il est adopté sous sa forme actuelle, le projet de loi accordera au gouvernement des pouvoirs de contrôle et de surveillance étendus sur la création, les activités, les opérations et le financement des organisations indépendantes, qui constituent l’un des derniers contrepoids au régime autocratique du président Kais Saied.
Si le texte prétend maintenir un système de déclaration pour la création de nouvelles associations, il introduit en réalité un système d’enregistrement à peine voilé et accorde à un département relevant du Premier ministère le pouvoir de refuser à une organisation le droit d’opérer dans un délai d’un mois après son enregistrement (article 9.2). À tout moment et sans être tenu de fournir de motifs, le gouvernement pourrait également requérir du pouvoir judiciaire l’annulation de l’enregistrement d’une association (article 9.3).
En outre, les nouvelles organisations ne seraient pas autorisées à opérer jusqu’à ce qu’une « administration des associations », relevant du Premier ministère, publie un avis au Journal officiel, maintenant une possibilité de refuser l’enregistrement d’une organisation. Actuellement, en vertu du décret-loi 2011-88 sur les associations, une association peut commencer ses activités dès que le représentant de l’association en a notifié l’enregistrement au Journal officiel.
Selon le projet de loi, les organisations internationales seraient tenues d’obtenir une autorisation préalable du ministère des Affaires étrangères pour s’enregistrer (articles 8 et 19). Sans fixer les conditions ni les délais d’une telle procédure, le texte habilite le ministère à délivrer des autorisations temporaires, à les révoquer et à les suspendre à sa seule discrétion (article 20). En conséquence, les organisations internationales peuvent se voir arbitrairement refuser l’enregistrement pour n’importe quelle raison et sans procédure régulière, ont déclaré les organisations signataires.
En 2012, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association a présenté son rapport sur les pratiques optimales liées au droit à la liberté d’association, recommandant une « procédure de notification », plutôt qu’une « procédure d’autorisation préalable » qui exige l’approbation des autorités pour constituer une association en personne morale. Les Lignes directrices de 2017 sur la liberté d’association et de réunion en Afrique de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) stipulent que « la déclaration relève du régime de notification et non d’autorisation, ce qui laisse présumer l’obtention du statut juridique dès réception de la notification » et que l’organe administratif chargé de l’enregistrement des associations « doit y procéder de manière impartiale et équitable ».
Le préambule du projet de loi précise que les associations doivent fonctionner conformément aux « principes de l’orientation nationale », et ne doivent pas « violer les lois liées aux bonnes mœurs », « troubler la sécurité publique », « porter atteinte à l’unité du territoire national et au système républicain » ou encore « porter atteinte à la souveraineté nationale ». Ces termes sont vagues, imprécis, arbitraires et trop généraux et, en tant que tels, ne respectent pas le principe de légalité. En conséquence, ces concepts sont ouverts à des interprétations larges et les autorités pourraient les utiliser pour justifier la restriction ou la fermeture arbitraire d’associations qui leur déplaisent, ont déclaré les organisations signataires.
Le projet de loi place les organisations nationales sous « la supervision et le contrôle » du ministère compétent dans leur domaine principal de travail et les organisations internationales sous la supervision du Premier ministère (article 6). Le texte ne précise pas ce qu’impliquent un tel système de « supervision et contrôle ». Il oblige également les associations à informer leur ministère de tutelle de toute activité prévue (article 13).
Le texte suscite également des inquiétudes en matière de surveillance car il habilite les autorités à établir une base de données numérique des associations et de leurs bénévoles (article 14).
Si le projet de loi était adopté tel quel, les autorités pourraient alors interpréter ses nombreuses dispositions vagues pour interdire ou dissoudre les associations. Le texte interdit la création d’associations fondées sur des motifs religieux ou ethniques. Il précise, par ailleurs, que le travail au sein d’un groupe doit être « bénévole », ce qui peut être interprété comme une interdiction du travail rémunéré par les organisations à but non lucratif (article 2). Le projet de texte prévoit aussi que le Premier ministère puisse dissoudre « automatiquement » toute organisation « soupçonnée de terrorisme » ou ayant un « passé terroriste » (article 24), sans examen judiciaire.
En outre, ce texte met dangereusement dans un même panier les associations et les syndicats (article 15), qui sont actuellement régis séparément par le Code du travail tunisien, sans apporter de garanties spécifiques ni de protections suffisantes pour les droits syndicaux.
Les associations nationales seraient obligées d’obtenir l’autorisation préalable du Premier ministère avant de recevoir un financement étranger (article 18). Les associations qui ne respecteraient pas cette exigence s’exposeraient à une suspension ou une dissolution immédiate (article 24).
Le projet de loi impose à toutes les associations existantes de « rectifier » leur situation conformément à la nouvelle loi dans un délai d’un an à compter de sa publication.
En 2013, un rapport du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association a affirmé que l’accès des organisations de la société civile à des financements provenant de sources nationales, étrangères et internationales faisait « partie intégrante du droit à la liberté d’association ». Exiger qu’elles obtiennent l’accord préalable du gouvernement pour recevoir des financements étrangers sans énoncer de motifs au refus est incompatible avec le principe de légalité et constitue une ingérence arbitraire dans le droit à la liberté d’association.
En vertu de l’article 38 des Lignes directrices sur la liberté d’association et de réunion en Afrique, les gouvernements ne peuvent ni imposer d’interdiction générale du financement étranger aux organisations de la société civile, ni exiger une autorisation préalable du gouvernement pour en recevoir.
Le décret-loi 2011-88 sur les associations prévoit des garanties suffisantes et des procédures pour assurer que le financement des organisations de la société civile soit transparent et conforme à la loi, ont indiqué les organisations signataires. Les dispositions du projet de loi sur le financement étranger sont susceptibles de donner lieu à des abus et pourraient être utilisées pour refuser le financement d’organisations critiques à l’égard du gouvernement et les punir.
En février 2022, un projet de loi sur les associations préparé par l’exécutif avait fuité. Celui-ci, qui menaçait les mesures de protection des droits humains, avait aussitôt été dénoncé comme restrictif par la société civile tunisienne. Peu après, le 24 février, le président Saied annonçait son intention « d’empêcher le financement étranger des associations ». En avril 2022, des experts de l’ONU ont exprimé leur inquiétude concernant ledit projet de loi dans une communication aux autorités tunisiennes, à laquelle le gouvernement tunisien a répondu en juin 2022, confirmant son intention de modifier le décret-loi 88.
Depuis le 25 juillet 2021, le président Saied a démantelé les institutions démocratiques tunisiennes, porté atteinte à l’indépendance judiciaire, étouffé l’exercice de la liberté d’expression et réprimé la dissidence.
La Tunisie est tenue de respecter, protéger, promouvoir et d’appliquer le droit à la liberté d’association, garanti par l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’article 10 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Les restrictions à l’exercice de ce droit ne peuvent être autorisées que lorsqu’elles sont prescrites par la loi et nécessaires dans une société démocratique ; c’est-à-dire en utilisant les moyens les moins restrictifs possibles et en reflétant les valeurs fondamentales du pluralisme et de la tolérance.
Les restrictions « nécessaires » doivent également être proportionnées, c’est-à-dire soigneusement équilibrées au regard de la raison spécifique pour laquelle elles ont été imposées en premier lieu. En outre, elles ne peuvent être discriminatoires, notamment pour des motifs tels que l’origine nationale, les opinions politiques ou les convictions.
Les autorités tunisiennes devraient s’abstenir d’adopter le projet de loi et devraient plutôt s’engager à sauvegarder le droit à la liberté d’association, consacré dans le décret-loi 88 et en vertu du droit international des droits humains qui s’applique à la Tunisie, ont déclaré les organisations signataires. Les autorités devraient veiller à ce que les associations puissent fonctionner sans ingérence politique, intimidation, harcèlement ni restrictions injustifiées.
Organisations signataires :
- Access Now
- Avocats Sans Frontières (ASF)
- Commission Internationale des Juristes (ICJ)
- Euromed Droits
- Human Rights Watch (HRW)
- International Service for Human Rights (ISHR)
- Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT)
- Tahrir Institute for Middle East Policy (TIMEP)