Un an après l’attaque militaire meurtrière contre les partisans du président déchu Mohammed Morsi, qui a entraîné la mort de centaines de personnes et des milliers de blessés, les coupables n’ont toujours pas répondu de leurs actes.
La dispersion sanguinaire des rassemblements organisés sur les places al-Nahda et à Rabaa al-Adawiya au Caire a été qualifiée par l’UE de disproportionnée et comme ayant causé un « nombre inacceptable de morts et de blessés ». L’UE n’a toutefois pas traduit ces affirmations en une politique cohérente et fondée sur des principes.
Ces événements ont marqué une nouvelle sinistre étape dans la répression toujours plus ferme des voix dissidentes, y compris de la société civile, des manifestants pacifiques et des défenseurs des droits de l’Homme. Le refoulement à la frontière du directeur exécutif et de la directrice de la branche Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch (HRW) ne constitue que l’exemple le plus récent de la politique du gouvernement dans ce domaine. La délégation de HRW avait pour mission d’informer des diplomates et des journalistes du Caire sur les conclusions d’un rapport relatif à la dispersion meurtrière de ces manifestations.
Un an plus tard, l’impunité prévaut, dans la mesure où les autorités n’ont toujours pas tenu pour responsables les fonctionnaires, les agents de la police et les officiers de l’armée pour leur recours excessif et répété à la force. L’UE a appelé le gouvernement égyptien par intérim à « honorer l’engagement qu’il a pris et [à] mener à bien une enquête transparente et indépendante », sans que ces déclarations ne s’accompagnent de mesures significatives. Bien qu’une commission nationale d’établissement des faits ait été mise sur pied, sa manière de travailler demeure opaque et ses conclusions ne seront pas rendues publiques. De plus, les autorités égyptiennes doivent encore fixer une date pour permettre aux titulaires de mandats au titre des procédures spéciales de l’ONU, tels que les rapporteurs spéciaux sur l’indépendance des juges et des avocats, les défenseurs des droits de l’Homme, et le groupe de travail sur la détention arbitraire, de se rendre dans le pays.
Coopération UE-Égypte : Des mots sans actes concrets
Depuis le soulèvement égyptien du 25 janvier 2011, l’UE a tenté de s’imposer comme un acteur de premier plan dans la transition du pays vers la démocratie. Elle n’est toutefois pas parvenue à envoyer un message cohérent. Dans sa diplomatie publique, l’UE a réitéré la nécessité de faire respecter les droits de l’Homme, mais elle s’est pourtant avérée prête à s’accommoder des violations des engagements internationaux pris par les autorités en faveur du respect des droits de l’Homme. Dans la mesure où le respect des droits de l’Homme est propice à la stabilité, il s’agit de la référence que nous utilisons pour évaluer les relations entre l’UE et l’Égypte.
Le Conseil des affaires étrangères de l’UE (CAE), chargé d’élaborer une position commune pour les 28 États membres de l’Union dans le domaine des relations extérieures, a adopté deux séries de conclusions depuis l’été dernier. Dans ses conclusions d’août 2013, l’UE a appelé au respect total des droits de l’Homme et des libertés fondamentales « garantis par l’État de droit et protégés par un gouvernement civil doté de tous les pouvoirs nécessaires ». À la lumière de ces conclusions, l’UE a mis en suspens la plupart des financements directs du gouvernement égyptien, suspendu l’exportation de tout équipement pouvant être utilisé à des fins de répression interne et réexaminé l’assistance qu’elle apporte à l’Égypte dans le domaine de la sécurité. L’aide apportée dans le secteur socio-économique et à la société civile s’est poursuivie, également via des subventions directes allouées au gouvernement égyptien. L’UE a affirmé qu’elle « suivra de près l’évolution de la situation en Égypte et réajustera sa coopération en conséquence ».
Dans la seconde série de conclusions datées de février 2014, le CAE s’est félicité que « la nouvelle constitution consacre les droits de l’homme et les libertés fondamentales, y compris la liberté d’expression et de réunion, ainsi que les droits des femmes. Il faut que la législation nationale existante et future soit totalement conforme à la constitution et aux normes internationales et qu’elle soit mise en œuvre dans le respect de celles-ci. […] Il convient que la constitution soit appliquée selon des modalités qui assurent que tous les pouvoirs publics soient pleinement soumis au contrôle civil et que les civils soient exclusivement jugés par des tribunaux civils. » L’ensemble de ces préoccupations ont été réitérées dans le rapport de suivi de l’UE sur l’Égypte, publié en mars 2014.
En juin 2013, la Cour des comptes européenne a publié un rapport sur l’aide apportée par l’UE en Égypte. La version complète de ce rapport a malheureusement été supprimée de leur site Internet. Ce rapport recommandait au Service d’action extérieure et à la Commission européenne (CE) de donner la priorité aux droits de l’Homme et à la démocratie en Égypte, d’établir un dialogue intensif dans ces deux domaines avec les autorités égyptiennes, ainsi que d’appliquer rigoureusement le principe de la conditionnalité en ce qui concerne les droits de l’Homme et la « démocratie profondément ancrée ». Par la suite, l’UE a chargé la haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et la Commission européenne de « réexaminer la question de l’aide de l’UE à l’Égypte au titre de la politique européenne de voisinage et de l’accord d’association sur la base de l’adhésion de l’Égypte aux principes qui les régissent ». Jusqu’à présent, l’UE n’a pas encore rendu compte publiquement de l’application de ces recommandations. De plus, il semblerait que la coopération directe avec l’Égypte devrait reprendre dès que la feuille de route politique de l’Égypte sera mise en œuvre.
Dans le contexte de la répression, du climat d’impunité et de l’incapacité avérée du pays de faire face aux précédentes libéralisations des échanges commerciaux, l’UE et l’Égypte ont entamé un dialogue en juin 2013 sur la manière de renforcer le commerce et les investissements, en vue de la négociation éventuelle d’un accord de libre-échange approfondi et complet. En parallèle à ce processus de négociation, l’UE a réalisé une évaluation de l’impact sur le développement durable, afin de s’assurer que les accords commerciaux ne portent pas atteinte au respect des droits de l’Homme à l’étranger (voir les lignes directrices et le guide d’évaluation de l’impact sur le développement durable de l’UE). Des organisations non gouvernementales (ONG) ont demandé à la CE de reporter cette évaluation, dénonçant plusieurs lacunes dans la manière dont l’étude était réalisée. Elles ont par ailleurs insisté sur le fait que le contexte actuel en Égypte ne permettait pas une évaluation globale et participative de la situation des droits de l’Homme dans le pays. L’évaluation s’est tout de même poursuivie et le rapport final est prévu le 2 septembre 2014.
Les défenseurs des droits de l’Homme et le projet de loi sur les associations : le silence assourdissant de l’UE
Malgré la documentation de nombreux cas de défenseurs des droits de l’Homme emprisonnés et victimes de harcèlement, dont d’éminents militants tels que M. Alaa Abdel Fattah, Mme Yara Sallam, Mme Sanaa Seif et Mme Mahienour El Masry, sans oublier que les défenseuses des droits de l’Homme ont été qualifiées de priorité par l’UE, l’Union demeure silencieuse face aux actes de répression dont ils sont victimes. En avril, la haute représentante s’est rendue en Égypte, mais selon des informations rendues publiques, la situation des défenseurs des droits de l’Homme n’était pas au programme des discussions avec les autorités égyptiennes. Pourtant, le 23 juin 2014, l’UE a noté avec satisfaction la mise en œuvre des orientations concernant les défenseurs des droits de l’Homme à l’occasion de leur 10e anniversaire, affirmant que la politique de l’UE en la matière avait « gagné en efficacité et en cohérence depuis l’adoption des orientations » et que l’UE renforcerait « son soutien politique et matériel en faveur des défenseurs des droits de l’Homme ». Cela démontre un flagrant écart entre les principes et le discours de l’UE et ses actes.
L’UE est demeurée silencieuse face à des restrictions toujours plus fermes et aux obstacles qui empêchent les ONG de travailler en Égypte. Les dernières mesures en date du gouvernement visant à entraver l’exercice de la liberté d’association par les organisations non gouvernementales (ONG) consistent un projet de loi sur les ONG très répressif qui pourrait être adopté bientôt. Le 18 juillet, le ministère égyptien des affaires sociales a publié un avis exigeant de toutes les entités existantes de la société civile de s’enregistrer comme étant des ONG dans un délai de 45 jours sous peine d’être dissolues.
Observation des élections : une sombre affaire
Depuis l’été dernier, l’UE suit de près le processus électoral. Une mission d’observation électorale (MOE) a été déployée dans le cadre du référendum constitutionnel de décembre 2013 en Égypte, lequel s’est déroulé sans réel débat démocratique et pluraliste. Les résultats de cette MOE n’ont jamais été publiés, mais la haute représentante a déclaré que les irrégularités présumées « ne [semblaient] pas avoir fondamentalement affecté le résultat ». Elle a par ailleurs salué le fait que la nouvelle constitution consacre les libertés et les droits fondamentaux. Elle a noté que la législation devrait être conforme à la nouvelle constitution et qu’elle souhaitait qu’elle soit appliquée d’une manière qui concrétise pleinement la primauté du caractère civil de l’État.
L’UE a déployé une MOE pour l’observation des élections présidentielles de mai 2014. Le rapport final de la MOE a été publié le 22 juillet et, fait louable, comprenait plusieurs recommandations importantes relatives aux droits de l’Homme. Il y est toutefois expliqué que ces recommandations devraient être comprises comme des mesures à long terme, malgré la détérioration rapide de la situation des droits de l’Homme dans le pays. De plus, ce rapport précise que la loi sur les manifestations devrait être révisée « à long terme », malgré sa violation flagrante des normes internationales des droits de l’Homme. La MOE a ajouté qu’il conviendrait d’envisager des réformes juridiques pour s’assurer que des décisions judiciaires ne restreignent pas de façon déraisonnable la participation des parties prenantes politiques et de la société civile à la vie publique. Il conviendrait en particulier de lutter contre les détentions sans inculpation, le droit à un procès équitable devrait être respecté et les civils ne devraient pas être jugés devant des tribunaux militaires. Toutes ces questions devraient être une priorité pour l’Égypte et non constituer des objectifs à long terme.
À la lumière de cette situation, nous exhortons l’UE et ses États membres à :
- continuer à suivre de près l’évolution de la situation des droits de l’Homme en Égypte via leurs ambassades et délégations sur le terrain, y compris les affaires liées à des défenseurs des droits de l’Homme, et à condamner publiquement les violations des droits de l’Homme ;
- appeler les autorités égyptiennes à retirer et réviser le projet de loi sur les associations ;
- poursuivre l’observation des procès par des représentants de l’UE au Caire, en particulier pour les affaires liées à des défenseurs des droits de l’Homme et à des journalistes, et à communiquer publiquement à ce sujet ;
- rappeler publiquement aux autorités égyptiennes que l’ampleur et la portée de l’engagement de l’UE sont subordonnées aux progrès du pays dans les domaines des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’État de droit, conformément à la politique européenne de voisinage et à son principe « donner plus pour recevoir plus » ;
- En amont du lancement des négociations officielles sur l’accord de libre-échange UE-Égypte, l’UE devrait exiger des autorités qu’elles prennent les mesures nécessaires pour s’assurer que le commerce puisse effectivement bénéficier aux droits de l’Homme. Dans le même temps, l’UE devrait mettre en suspens les prochaines étapes de l’évaluation de l’impact sur le développement durable tant que l’Égypte n’aura pas retrouvé sa stabilité politique et garanti que les ONG et les parties prenantes pourront participer au processus de consultation sans ingérence. Une analyse d’impact sur les droits de l’Homme devrait déterminer si la situation permet aux parties de conclure un accord sans entraver la capacité des individus à jouir de leurs droits ou la capacité de l’État (et des acteurs non étatiques, le cas échéant) de respecter ses obligations en vertu des droits de l’Homme ;
- interdire l’exportation de technologies de surveillance qui pourraient être utilisées pour espionner et réprimer des citoyens et maintenir l’interdiction sur les exportations d’équipements de sécurité ou d’aide militaire qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne ;
- comme demandé par le Parlement européen et la Cour des comptes européenne, clarifier les mesures spécifiques qui ont été prises en réponse à la décision du Conseil des affaires étrangères de l’UE de réexaminer l’assistance apportée par l’UE à l’Égypte ;
- jouer un rôle de chef de file en faveur de l’adoption d’une résolution sur la situation des droits de l’Homme en Égypte lors de la prochaine session du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU.