Rechercher

Egypte : La déclaration constitutionnelle et la spirale de violences en Egypte écartent le pays de la voie de la démocratie

Le Réseau Euro-méditerranéen des Droits de l’Homme (REMDH) exprime la plus vive inquiétude concernant les violences qui ont éclaté hier entre partisans et opposants du Président Morsi. Ses opposants incluent diverses composantes de la société, qui protestent contre la Déclaration constitutionnelle publiée le 22 novembre, et se rassemblent devant le palais présidentiel depuis le 4 décembre.

Le REMDH condamne fermement le manque de volonté des forces de sécurité de protéger les manifestants des attaques des partisans du président Morsi, et appelle les autorités égyptiennes à diligenter une enquête impartiale sur ces attaques, qui ont fait 7 morts et des dizaines de blessés des deux côtés. Le REMDH souligne la nécessité de mettre en œuvre un débat public impliquant tous les acteurs politiques et civils en Egypte pour débattre du futur de manière apaisée et sans sectarisme.

Le Réseau Euro-Méditerranéen des Droits de l’Homme (REMDH) a envoyé une délégation au Caire du 20 au 24 novembre 2012[1] afin de rencontrer des organisations égyptiennes des droits de l’Homme, des ambassadeurs européens, ainsi que les autorités égyptiennes et des représentants de partis politiques[2], pour discuter du futur de la démocratisation en Egypte dans ce contexte de divisions politiques croissantes et de perpétuation des violations des droits de l’Homme .

La délégation se félicite de l’accueil qu’elle a reçu de l’ensemble de ses interlocuteurs. Cependant, le REMDH  juge la situation politique et l’état des libertés en Égypte inquiétants.

Michel Tubiana, Président du REMDH, a déclaré que «la révolution a brisé la barrière de l’immobilisme que l’Égypte a vécu pendant des décennies,  et il y a désormais de la place pour exprimer des opinions politiques. Cependant, la dernière déclaration du président Morsi et la décision d’organiser à la hâte un référendum sur le projet de constitution l’éloignent de la voie démocratique et risquent de détruire les institutions de l’État

La précarité institutionnelle en l’Égypte, continue depuis l’éviction de l’ancien président Hosni Mubarak en février 2011, a empiré avec la « Ddéclaration constitutionnelle » du président Morsi le 22 novembre 2012. Le président Morsi détient les pouvoirs exécutif et législatif depuis août 2012. Avec le décret connu sous le nom de «déclaration constitutionnelle», il accorde l’immunité absolue à ses propres lois et décrets et interfère directement avec le pouvoir judiciaire en révoquant le procureur de la République, en créant une cour de justice spéciale et en ordonnant de rouvrir des procès déjà jugés.

Au terme de cette mission au Caire, le REMDH exprime son inquiétude face aux problématiques suivantes:

Premièrement, la procédure d’élaboration du projet de constitution a sérieusement manqué de pluralité et de transparence. Après que tous les membres non-islamistes de l’Assemblée aient démissionné pour dénoncer ce défaut, ils ont été  remplacés par des partisans du gouvernement, qui ont alors révisé et approuvé à la hâte le projet de constitution sans plus de débat. Le REMDH regrette la décision du Président de proposer un référendum public sur ce projet de constitution alors que les Egyptiens sont divisés sur la légitimité du processus en soi. De plus, ce référendum précipité, prévu le 15 décembre, ne recevra qu’une faible supervision de la part des juges (légalement responsables de l’observation), car une majorité d’entre eux a décidé de le boycotter.

Enfin, la Déclaration constitutionnelle prévoit que le Président détient les pleins pouvoirs jusqu’au référendum, ne laissant donc au peuple égyptien qu’un choix binaire entre le projet de constitution tel que présenté et la « déclaration constitutionnelle » et ses conséquences.

Deuxièmement, plusieurs articles du projet de constitution ne respectent pas les engagements internationaux ratifiés par l’Égypte dans le domaine des droits de l’Homme. Une préoccupation majeure est la mention de la charia comme principale source de législation et la limitation de la liberté de conscience aux trois religions monothéistes reconnues par la Constitution. De ce fait, les Egyptiens ne sont pas définis comme des citoyens, mais uniquement comme membres de l’une des communautés religieuses reconnues par l’État.

La Constitution ne reconnaît pas la suprématie du droit international sur le droit national, ce qui ravive les inquiétudes quant au respect par l’Égypte des traités internationaux qu’elle a signés et ratifiés. Il est inquiétant de constater que «les spécificités culturelles ou religieuses» sont mises en avant pour justifier les réserves émises à certaines conventions internationales de protection des droits de l’Homme.

Troisièmement, l’égalité des sexes n’a pas progressé en Égypte, ni dans la loi, ni en pratique. Les violences fondée sur le genre (y compris des agressions sexuelles par les forces de l’ordre contre des femmes participant à des manifestations) perdurent dans un climat d’impunité; les femmes sont très peu représentées dans les instances de décision et les institutions démocratiques (en particulier dans l’assemblée constituante); les autorités égyptiennes n’ont jusqu’à présent montré aucune volonté de lever les réserves sur la CEDAW (Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes).

Au contraire, le projet de constitution omet totalement la question de l’égalité hommes-femmes et ne protège pas les femmes de la discrimination.

Quatrièmement, soulevant les questions de la garantie de la liberté d’association et de la réforme de la loi de 2002 sur les ONG, la délégation n’a pas obtenu de réponse rassurante. Le processus de réforme légale est en cours depuis le début de l’année 2012. Il a été marqué par un manque de transparence et par le désir des autorités égyptiennes de contrôler les activités et les ressources des ONG, surtout s’agissant des organisations de défense des droits de l’Homme et des organisations internationales.  Une coalition de 56 associations de droits de l’Homme avait pourtant proposé un projet de loi conforme aux standards internationaux. Ce projet reste d’actualité et devrait être rediscuté.

Cinquièmement, l’indépendance de la justice n’a pas été promue depuis la chute de Moubarak. La récente «déclaration constitutionnelle» empiète clairement sur les prérogatives du pouvoir judiciaire, puisque que la loi égyptienne sur l’autorité judiciaire limite le droit de révoquer le procureur de la République à la Haute Autorité Judiciaire, et ne donne pas ce droit au Président de la République.

De plus, selon un communiqué des juges, des partisans du gouvernement empêchent les juges d’accéder à la Cour suprême constitutionnelle depuis la déclaration de M. Morsi, obligeant la Cour à suspendre ses travaux et à repousser indéfiniment sa décision concernant la dissolution de l’Assemblée constituante et du Conseil de la Shura.

La décision du président de rouvrir des procès qui ont déjà été jugés est une violation flagrante de l’indépendance de la justice, et de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques mentionnant que «Nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif».

La société égyptienne a besoin d’une vraie justice transitionnelle qui prenne en considération les violations avant, pendant et après la révolution. À cet égard, le REMDH souligne que la société civile égyptienne a émis des propositions concrètes dans sa déclaration conjointe Priorités concernant les droits de l’Homme pour les 100 premiers jours de mandat du Président Morsi[3].

S’éloignant de cette exigence, la loi 96 «Sur la protection de la Révolution», également publiée par le président Morsi le 22 novembre 2012, établit une cour spéciale pour juger les violences contre les manifestants, mais uniquement perpétrées par ceux qui «étaient au pouvoir sous l’ancien régime». En même temps, la liste des «crimes» jugés par cette juridiction spéciale est étendue pour inclure des dispositions criminalisant l’expression politique (incluant l’insulte au président ou aux militaires), et d’autres qui criminalisent le droit de réunion pacifique (incluant l’obstruction de la circulation ou du travail des institutions publiques).

Cette nouvelle loi perpétue la sinistre tradition des cours spéciales pour juger les citoyens ordinaires, et menace de restreindre encore plus les libertés publiques.

Enfin, aucune réforme de l’appareil de sécurité n’est envisagée, malgré les engagements du Président et du ministère de l’intérieur de lutter contre la torture et de former les forces de l’ordre au respect des droits de l’Homme. La torture et les mauvais traitements restent très répandus, et aucune donnée n’est disponible concernant des enquêtes ouvertes après des plaintes pour torture.

Au lieu de cela, les responsables de l’ancien ministère de l’intérieur et des officiers de police jugés pour violences ayant entraîné la mort de manifestants ont tous été acquittés, sauf dans un cas, où seul un policier a été inculpé pour la mort de 45 manifestants (lors de la manifestation rue Mohamed Mahmoud en novembre 2011).

Le REMDH appelle les autorités égyptiennes à annuler le référendum du 15 décembre, à reconstruire l’unité nationale et à rouvrir le dialogue sur le processus de validation de la nouvelle constitution, qui ne peut être accompli dans l’état actuel de troubles civils. La nouvelle constitution devrait promouvoir un système démocratique basé sur l’équilibre des pouvoirs afin d’éviter tout retour à l’autoritarisme. Enfin, les autorités égyptiennes devraient effectuer d’urgentes réformes institutionnelles et légales afin de permettre à tous les citoyens de jouir pleinement de leurs droits, et mettre un terme à l’impunité des violations des droits humains avant, pendant et après la révolution.

Le REMDH recommande aux autorités européennes de montrer une fois pour toutes le même niveau d’exigence dans les pays du sud de la Méditerranée qu’en Europe concernant la mise en œuvre des droits humains universellement reconnus. Ceci implique de conditionner l’aide au développement au gouvernement égyptien au respect des droits et libertés, et en particulier de la liberté d’association pour les ONG locales et internationales et leur autonomie financière; et à la reconnaissance de l’égalité des sexes sans réserve comme la norme constitutionnelle.

L’Égypte est dans une période de transition, et un certain degré d’incertitude est normal. Cependant, les décisions du Président Morsi ne montrent pas la voie vers la démocratie, et les Egyptiens en sont bien conscients, qui depuis le 22 novembre protestent sans discontinuer.

Le processus électoral, même s’il est démocratique, ne doit pas permettre de bafouer les principes d’une société démocratique. Le REMDH se félicite qu’il existe aujourd’hui en Egypte un espace public, bien que menacé, permettant l’expression des opinions politiques discordantes. Cela permet d’espérer que la démocratie et les droits de l’Homme sortiront victorieux de l’actuel processus politique.

 

[1] La délégation était composée de Michel Tubiana, Président du REMDH, Moataz El Fegiery, trésorier du REMDH et Amal Abdel Hadi, Présidente de l’ONG égyptienne « New Woman Foundation »

[2]  La délégation a rencontré les représentants du Parti de la Liberté et de la Justice et du Parti el-Ghad el-Thawra ; des représentants du Ministère de l’Intérieur et des Affaires Etrangères ; Ahmed Mekki, le Ministre de la Justice ; des représentants du Conseil national des droits de l’Homme ; et Samir Morkos, conseiller présidentiel [qui a démissionné après la déclaration de Morsi].