Tunisie : Les autorités se doivent de relâcher les personnalités de l’opposition et de mettre un terme aux poursuites à caractère politique

COMMUNIQUÉ DE PRESSE CONJOINT

 7 Mai 2024

Les autorités tunisiennes doivent immédiatement cesser les poursuites à l’encontre de personnalités de l’opposition politique et libérer celles qui sont détenues depuis plus d’un an sans motif valable. Khayam Turki, Abdelhamid Jelassi, Issam Chebbi, Jaouhar Ben Mbarek, Ghazi Chaouachi et Ridha Belhaj sont maintenus en détention arbitraire depuis février 2023 dans le cadre de l’affaire dite du « complot ».

Le 2 mai 2024, la Chambre d’accusation du Tribunal de première instance de Tunis a renvoyé 40 personnes, dont les six susmentionnées, devant la Chambre criminelle du Tribunal de première instance de Tunis pour y être jugées et a rejeté la demande de mise en liberté déposée au nom des six détenus.

Les autorités judiciaires avaient précédemment refusé pas moins de huit demandes de remise en liberté provisoire des six détenus, notamment en août 2023 et en janvier 2024. Ces refus ont été prononcés en dépit de l’absence de toute preuve tangible les impliquant dans des actes répréhensibles et du fait qu’ils n’avaient plus été entendus depuis le premier interrogatoire mené au début de leur détention, en février 2023.

Entre le 11 et le 25 février 2023, la brigade de police « antiterroriste » a arrêté les six personnalités de l’opposition politique dans le cadre d’accusations fallacieuses en vertu du Code pénal tunisien et de la loi 2015-26 relative à la « lutte contre le terrorisme ». Ces accusations concernent notamment le « complot contre la sûreté de l’État » et la tentative de « changer la nature de l’État », passibles de la peine de mort en vertu de l’Article 72 du Code pénal. Deux autres personnalités de l’opposition, Lazhar Akremi et Chaima Issa, ont également été arrêtées en février 2023 et placées en détention dans le cadre de cette affaire. Ils ont finalement été libérés sous caution le 13 juillet 2023 dans l’attente d’une enquête, après une période de détention de six mois. M. Akermi et Mme Issa ont tous deux fait l’objet d’une interdiction de voyager et d’apparaître en public après leur libération.

Lors des interrogatoires préliminaires des 24 et 25 février 2023, les autorités ont interrogé les détenus sur leurs réunions mutuelles ou avec d’autres personnalités politiques de l’opposition, ainsi que sur les communications et les réunions avec des diplomates étrangers, en se fondant le plus souvent sur des témoignages anonymes. Depuis lors, les autorités se sont toutefois abstenues de poursuivre les interrogatoires et n’ont présenté aucune preuve susceptible d’étayer les graves accusations pénales portées contre eux.

Les preuves produites contre les détenus et les autres suspects dans cette affaire incluaient des messages sur leurs téléphones faisant état de conversations avec des diplomates et d’autres ressortissants étrangers, ainsi que des messages entre eux sur la possibilité de mobiliser une opposition pacifique à ce qu’ils ont qualifié de « coup d’État » du président Saied. Tous ces actes sont pleinement protégés par les droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique.

En arrêtant des personnalités de l’opposition et en dévoyant le système de justice pénale pour étouffer la liberté d’expression et réprimer la dissidence politique, les autorités tunisiennes bafouent le droit international en matière de droits humains, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel la Tunisie est tenue de se conformer. En outre, la détention préventive prolongée est pratiquement toujours contraire au droit et aux normes internationales en matière de droits humains ; la détention préventive est une mesure qui devrait se limiter strictement à des cas exceptionnels et ne pas être instrumentalisée contre une opposition politique pacifique, à plus forte raison à l’encontre de personnes contre lesquelles il n’existe pas la moindre preuve d’actes répréhensibles et qui dès lors n’auraient jamais dû être placées en détention. Leur détention préventive prolongée constitue au demeurant une violation de la loi tunisienne.

Depuis février 2023, le juge d’instruction a élargi la liste des suspects devant faire l’objet d’une enquête. L’enquête s’est achevée en avril 2024 par une décision confirmant les accusations portées contre 40 personnes, parmi lesquelles les six détenus susmentionnés.

La liste inclut des activistes politiques de différents groupes d’opposition tels que Noureddine Bhiri, Sahbi Atig, Said Ferjani, Riadh Chaibi du parti Ennahdha, le président de la coalition d’opposition Le Front du Salut Nejib Chebbi, l’activiste indépendant de l’opposition Mohamed Hamdi, les défenseurs des droits humains Kamel Jendoubi, Ayachi Hammami et Bochra Bel Haj Hmida, ainsi que des hommes d’affaires, dont des actionnaires de médias privés.

« L’affaire du complot » et d’autres procédures pénales arbitraires contre des journalistes, des critiques, des avocats, des opposants politiques présumés et des militants des droits humains ont eu lieu sur fond de déclin de l’indépendance judiciaire, associé à une ingérence de l’exécutif dans l’administration de la justice en Tunisie. Cette situation a fondamentalement porté atteinte aux droits des accusés à un procès équitable, y compris à la présomption d’innocence.

Le président Kais Saied a publiquement et à plusieurs reprises qualifié de « terroristes » les personnes détenues dans le cadre de l’enquête sur le complot et les a accusées de fomenter des attentats contre l’État et de nourrir les tensions sociales. Le 16 avril 2024, le président Kais Saied a appelé à une résolution rapide de l’« affaire de complot contre la sûreté de l’État » et, qualifiant les accusés de « conspirateurs », les a accusés de percevoir des fonds d’associations étrangères malgré leur incarcération. Cette intervention fait suite à une précédente déclaration du président, selon laquelle les juges qui « osent disculper » des opposants politiques présumés seraient eux-mêmes considérés comme complices de leurs « délits ».
Les organisations soussignées appellent les autorités tunisiennes à :

  1. Procéder à la libération immédiate de toutes les personnes détenues arbitrairement dans le cadre de l’affaire du « complot » ;
  2. Lever les accusations infondées portées contre toutes les personnes inculpées par la chambre d’accusation ; et
  • Abandonner toutes les poursuites pénales arbitraires et motivées par des considérations politiques à l’encontre d’opposants politiques présumés et d’individus détenus ou poursuivis pour le seul exercice de leurs droits de l’homme.

Les signataires:

La Commission internationale de Juristes

Amnesty International

Avocats Sans Frontières

EuroMed Droits

La Fédération internationale pour les droits humains

Contexte

En vertu du droit et des normes internationales en matière de droits humains garantissant le droit à la liberté et la présomption d’innocence, il existe une présomption selon laquelle les personnes accusées d’une infraction pénale ne seront pas détenues dans l’attente de leur procès. Un prévenu ne peut être détenu dans l’attente de son procès que dans des circonstances exceptionnelles, pour lesquelles les autorités doivent démontrer que la privation de liberté dans l’attente du procès est à la fois nécessaire et proportionnée, notamment lorsqu’il existe des raisons sérieuses de croire que la personne, en cas de libération, prendrait la fuite, commettrait une infraction grave, entraverait l’enquête ou ferait obstruction au bon déroulement de la justice. Selon le Comité des droits de l’homme des Nations unies, la notion de détention « arbitraire » inclut des éléments tels que le caractère inapproprié, l’injustice, le manque de prévisibilité et de régularité de la procédure, ainsi que des éléments tels que le caractère raisonnable, la nécessité et la proportionnalité. Par ailleurs, l’arrestation ou la détention à titre de sanction pour le seul exercice légitime des droits garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, tels que les droits à la liberté d’opinion et d’expression, à la liberté de réunion et à la liberté d’association, est arbitraire.