Michel Tubiana, Président du Réseau Euro-méditerannéen des droits de l’Homme, nous livre la difficulté pour les organisations non gouvernementales internationales de défense des droits de l’Homme à rejoindre Gaza, pour témoigner.
Tribune publiée sur Mediapart.fr le 11 mars 2015.
L’immense paquebot échoué à terre qu’est le bâtiment d’Eretz, point de passage obligé pour Gaza depuis la fermeture de la frontière entre l’Egypte et ce territoire, s’est humanisé. Nous n’attendons plus en plein vent ou sous le soleil, selon le mois, sur le parking toujours animé par un ballet de taxis en attente de clients. Nous attendons dans le bâtiment lui-même. Il faut dire que le ventre de l’immeuble est vide. L’espace de cathédrale, la hauteur vertigineuse, contrastent avec les deux guichets ouverts et les dix personnes qui patientent. La modernité du lieu, entièrement financé par l’Union Européenne, et la présence insécurisante de civils armés et de militaires désarmés contribuent pour beaucoup à cette atmosphère qui fait que l’on sent que tout est ici possible et d’abord le pire. La réalité frappe dans les minutes qui suivent. Les palestiniens présents dans la file sont priés de se mettre de côté par un militaire qui aboie. Cette exclusion éveille la mémoire et d’autres images d’un autre temps défilent devant mes yeux. Ils obtempèrent résignés. J’ai honte car nous ne réagissons pas, comme les palestiniens nous ne pouvons pas réagir si nous voulons pénétrer à Gaza. Et voici le temps de l’examen sous l’œil rigolard d’un militaire qui ne parle qu’hébreu. Nous remettons nos passeports et nous attendons de nouveau. Une visite aux toilettes donne une idée du mépris dans lequel nous sommes tenus. Attendre, voici bien une occupation à laquelle les autorités israéliennes aiment astreindre ceux qui doivent solliciter leur autorisation. Un soldat sort de son cube et se dirige vers nous. Un seul membre de la délégation est autorisé à entrer. Elle est finlandaise, les deux autres, belge et français mais nés en Arabie saoudite et à Alger, n’ont pas reçu d’autorisation : leurs requêtes est encore à l’étude…Cela fait 5 semaines que le consulat de France a déposé nos demandes. Comme au poker, mais en sachant que l’on sera toujours perdant, il faut payer pour voir car les autorités israéliennes ne répondent pas. On sait si l’autorisation est accordée qu’en se présentant à Eretz. Rapide délibération : Anita entrera à Gaza, nous reviendrons demain. Nous prévenons nos amis à Gaza et nous repartons à Jérusalem. Direction Ramallah pour retrouver d’autres amis palestiniens.
Le lendemain nous reprenons la route d’Eretz aux aurores avec la même incertitude. Le même processus se reproduit en tout point identique. Au bout d’une heure nous sommes fixés sur notre sort : nos demandes sont toujours à l’étude ; A l’étude de quoi ? Nous ne le saurons jamais. Nous subissons le même sort que les autres ONG internationales de défense des droits de l’Homme : il nous est interdit de constater les dégâts, nous ne devons pas nous faire l’écho du désespoir des Gazaouis. Nous avions prévu un plan B. Nous partons pour le Néguev nous rendre compte par nous même du sort réservé à ces citoyens israéliens de seconde zone que sont les bédouins. Les mots résonnent durement, ils sont les mêmes que dans les territoires occupés : colonisation, colons, colonies juives, destructions de villages, appropriation de terre, pas d’école, pas d’eau, pas d’électricité. Malgré un espace largement suffisant pour tous, c’est précisément là où un village bédouin tente de survivre dans des conditions indignes que l’on veut installer une colonie juive. Sauf que là nous sommes en Israël et que ceux et celles qui subissent expulsions et répression sont, officiellement du moins, des citoyens de cet Etat ….
On me dira qu’il n’y a là rien de nouveau et que la dernière guerre faite aux habitants de Gaza fût atroce et que, venant la région depuis plus de 30 ans, je devrais être habitué. Outre que c’est la première fois que je me vois interdire d’entrer à. Gaza, je ne m’habitue pas à ce mélange de mépris, d’arrogance et d’humiliations infligées volontairement. Il faut en permanence montrer qui est le maître et que tout dépend de son bon vouloir. Revoir nos amis juifs israéliens qui se battent aux côtés des bédouins ou qui dénoncent la politique des autorités israéliennes ne contribuera pas à apaiser ma colère. Aucun d’entre eux n’a d’espoir à court terme. Les prochaines élections n’ouvriront aucune perspective. Entre ceux qui veulent annexer les territoires occupés et expulser les palestiniens Israéliens ou non de l’autre côté du Jourdain, ceux qui misent sur le statut quo pour épuiser encore un peu plus la résistance du colonisé et ceux qui veulent « négocier », aucun ne parle de paix, c’est à dire de reconnaître un Etat palestinien dans les frontières de 67. Il faudra, selon eux, aller encore plus au fond pour espérer que la société israélienne renoue avec d’autres valeurs que l’expression brute de la force.
Un seul point fait l’unanimité entre tous, palestiniens et israéliens, le poids de l’étranger. Laissant de côté l’indécrottable allié américain, c’est vers l’Union Européenne que l’on se tourne en espérant qu’enfin elle comprenne que rien ne pourra avancer sans qu’il soit clairement signifier à Israël que le temps de l’impunité est passé. Les récentes prises de position gouvernementales ou parlementaires en faveur d’un Etat palestinien ont soulevé bien des espoirs. Mais cela ne suffit pas. Depuis des décennies l’Union Européenne ne cesse de financer ce qu’Israël détruit impitoyablement à chaque occasion. Bonne fille, l’Union Européenne reconstruit et contribue largement à la survie d’une Autorité Palestinienne qui tente de pallier le désastre économique et social par des effectifs pléthoriques. Il fallait mieux accueillir les palestiniens de Gaza venant travailler en Israël, l’U.E. a payé Eretz. En fait, elle a payé un enfermement encore plus rigoureux des habitants de Gaza. C’est quotidiennement que les chancelleries européennes sont l’objet d’humiliations et de vexations de toute sorte quant leurs représentants ne se font pas tirer dessus. C’est tous les jours qu’un projet de voyage en Europe capote parce que le maître israélien délivre après la date requise le précieux sésame. Jamais on a vu déployer autant d’efforts diplomatiques qui n’essuient autant de rebuffades. Il est temps que cela cesse. Il faut signifier à l’Etat d’Israël qu’il n’est qu’un Etat comme un autre et que même l’histoire de l’Europe ne saurait justifier son emprise sur un autre peuple. Il se dit que, pour la première fois, l’Union Européenne réclamerait des compensations pour les dégâts infligés aux infrastructures de Gaza qu’elle a payées. Il serait bon en effet de cesser de dilapider les fonds de l’Union. Mais, il faut aller plus loin. Il faut rétablir une égalité de traitement entre Israël et les pays de la région. Il faut montrer que les liens particuliers qui existent entre l’Europe et Israël ne sont pas incompatibles avec une égalité de traitement entre tous les pays de la région. Soumettre les citoyens et les citoyennes d’Israël au même régime de visas que celui qui est imposé à tous les habitants du Moyen-Orient ne serait que justice et enverrait un double signal : à Israël que l’Union Européenne n’est plus prête à accepter tout et n’importe quoi. Aux palestiniens et aux autres pays de la région que le temps de la coupable indulgence est terminée. Je n’ignore pas que nombre de citoyens israéliens bénéficient d’une double nationalité, je n’ignore pas le poids symbolique d’une telle mesure, je n’ignore pas non plus les réticences voire plus qu’elle suscitera. Mais plus qu’un boycott généralisé et inefficace, astreindre tous les citoyens d’Israël au même régime de visas que leurs voisins contribuera à diminuer le sentiment d’impunité qui règne en Israël.