En 2011, 63 migrants ont péri en Méditerranée faute d’avoir été secourus. La responsabilité de plusieurs Etats européens a été mise en cause par des plaintes. La cour d’appel de Paris vient de renvoyer le dossier à l’instruction : il est temps d’éclaircir le rôle joué par l’armée.
Il aura donc fallu plus de dix ans pour qu’une brèche soit ouverte dans la chape d’impunité qui couvre les crimes dont les neuf survivant·e·s du Left-To-Die Boat demandent réparation : le 22 septembre dernier, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a infirmé la décision de non-lieu rendue par la juge chargée d’instruire cette affaire.
Plus de dix ans que les 63 personnes avec lesquelles ils tentaient de rejoindre l’Europe ont péri en Méditerranée après une longue errance entre la Libye et l’Italie, dans cette embarcation devenue leur cercueil.
La sourde oreille, malgré l’accumulation des preuves
Plus de dix ans que des plaintes ont été déposées en Belgique, en Espagne, en Italie et en France par certaines des victimes et les ONG qui les soutiennent pour faire reconnaître la responsabilité des Etats européens dont les navires et les avions, déployés en nombre au large des côtes libyennes dans le cadre d’une vaste opération menée sous l’égide de l’Otan, ont assisté à ce drame sans qu’aucun ne porte secours aux exilé·e·s en détresse.
Plus de dix ans pendant lesquels les tribunaux de ces pays ont fait la sourde oreille, malgré l’accumulation des preuves et témoignages rassemblés par plusieurs enquêtes – dont celles de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et des experts de Forensic Oceanography – qui mettent en évidence les incontestables défaillances des autorités dans leur obligation d’assistance à personne en danger.
En France, dix années d’obstruction judiciaire ont conforté la stratégie d’évitement adoptée par l’armée française pour se dérober aux investigations susceptibles de faire apparaître sa responsabilité : la plainte initiale, déposée en avril 2012 par quatre des victimes devant le tribunal de grande instance de Paris, a été classée sans suite après que le ministre de la Défense, consulté sur les suites à y donner, a répondu «qu’il n’y [avait] pas lieu à poursuites» au motif «qu’aucun navire ou aéronef français ne se trouvait à proximité de l’embarcation lors de sa dérive».
Remettre en cause la version de la «grande muette»
La plainte avec constitution de partie civile engagée un an plus tard par deux survivants du drame et quatre associations s’est heurtée au même écueil : sans examiner les nombreuses pièces qui soulignaient l’insuffisance des informations reçues des autorités quant à la présence, ou non, de bâtiments français à proximité du Left-To-Die Boat, la juge d’instruction s’est bornée à reprendre les affirmations du ministre de la Défense pour conclure «qu’il est établi de façon manifeste […] que les faits dénoncés n’ont pas été commis par un bâtiment français» et rendre successivement deux ordonnances de non-lieu, d’abord en 2013, puis, à nouveau, en 2018.
Seul l’acharnement des parties civiles a finalement permis de remettre en cause la version de la «grande muette», contredite par des informations révélées par les procédures belge, espagnole et italienne et par l’état-major des armées lui-même : dans un des documents transmis à la justice, il avait reconnu qu’un avion français avait survolé le canot des naufragés. Un acharnement qui a enfin conduit la cour d’appel de Paris à renvoyer le dossier à l’instruction. Si elle n’a pas fait droit à toutes les demandes des parties civiles, notamment l’audition de témoins directs des faits, elle ordonne que soient communiqués les actes des procédures conduites en Belgique, Espagne et Italie ainsi que les documents permettant d’établir le détail des mouvements des bâtiments français présents en Méditerranée pendant toute la période de l’errance du Left-To-Die Boat.
Plus de dix ans après le drame du Left-To-Die Boat, l’armée française va-t-elle devoir rendre des comptes ?
Signataires : Agenzia Habeshia, Associazione ricreativa e culturale italiana (Arci), Associazione per gli studi giuridici sull’immigrazione (Asgi), Border Forensics, Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers(Ciré), EuroMed Rights, Groupe d’information et de soutien des immigré⋅e·s (Gisti), Ligue des Droits de l’homme (LDH) France, Ligue des droits humains(Belgique), Migreurop, Progress Lawyers Network.