Le 3 mars dernier, la Tunisie et l’Union européenne ont formellement établi un « partenariat de mobilité ».
Depuis plus de deux ans, les organisations signataires ont, à maintes reprises, exprimé de sérieuses réserves et leurs préoccupations suscitées par ce projet[1]. Elles ne peuvent que les réitérer et condamner le fait que le processus de négociation n’ait pas été transparent et n’ait pas associé les organisations concernées de la société civile pourtant très présentes sur les problématiques portées par cet accord et ses perspectives. Elles sont particulièrement inquiètes de ce qu’un tel accord puisse être signé et mis en œuvre dans un contexte de transition qui, pour se vouloir démocratique, est encore loin d’être doté de toutes les institutions et de tous les instruments législatifs indispensables à la garantie préalable et absolue du respect des droits des migrants, réfugiés et demandeurs d’asile.
Selon les termes de la déclaration conjointe signée par Cecilia Malmström et Tahar Cherif, ce n’est pas sur ce terrain, en effet, que se trouve la priorité de ce « partenariat ». Celui-ci vise clairement « à promouvoir une gestion commune et responsable des flux migratoires existants », à développer « des relations bilatérales dans les domaines de la migration, la mobilité et la sécurité » et à coopérer « ensemble afin de mieux affronter les défis présents en Méditerranée »[2].
Certes l’UE prévoit de « soutenir les autorités tunisiennes dans leurs efforts en vue d’établir un système de protection pour les réfugiés et les demandeurs d’asile » mais, dans le même temps, elle prévoit également « l’ouverture d’une négociation sur un accord de réadmission », inversant, là aussi, l’ordre des priorités au dépens des normes internationales garantissant la liberté de circulation des personnes
Nos organisations rappellent que, si la Tunisie reconnait à l’article 26 de sa nouvelle Constitution que « le droit d’asile politique est garanti conformément aux dispositions de la loi et qu’il est interdit d’extrader les personnes qui bénéficient de l’asile politique », le pays n’a toujours pas adopté la législation attendue et qui lui permettrait de respecter ses obligations internationales au regard de la Convention de Genève et de la Convention de l’OUA.
Enfin, si l’article 23 de la Constitution précise bien que « tout citoyen a le droit de choisir son lieu de résidence et de circuler librement à l’intérieur du pays ainsi que le droit de le quitter », les dispositions législatives sur le « délit d’émigration clandestine » n’ont toujours pas été abolies, en dépit des recommandations du Conseil de l’Europe sur « le droit de toute personne à quitter son pays » (voir communiqué conjoint du 3 décembre 2013).
Dans ce contexte, toute signature d’un accord de réadmission reviendrait à renvoyer des migrants d’origine tunisienne ou ayant transité par la Tunisie vers un pays où leurs droits ne sont toujours pas garantis.
Nos organisations demandent donc expressément aux deux partenaires de surseoir à la négociation d’un tel accord. Elles demandent aux dix États membres de l’UE associés à ce partenariat (Belgique, Danemark, Allemagne, Espagne, France, Italie, Pologne, Portugal, Suède, Royaume-Uni) de ne pas s’engager dans cette démarche et de ne pas renvoyer vers la Tunisie les migrants interpellés en situation irrégulière sur leur territoire, particulièrement les demandeurs d’asile, au risque sinon de violer le droit international.
Nos organisations dénoncent un Partenariat de Mobilité qui met toujours l’accent sur une politique sécuritaire visant à empêcher les migrants et les réfugiés d’atteindre l’Union européenne : externalisation des responsabilités, gestion maîtrisée et intégrée des frontières, signature d’un accord de réadmission, et coopération avec les nombreuses agences de l’UE (qui inclura sans doute Frontex[3]). Loin de veiller aux besoins de protection des populations les plus vulnérables, ces mesures comportent en elles-mêmes des risques certains d’atteintes aux droits fondamentaux que sont, notamment, le principe de non-refoulement, le droit de demander l’asile et le droit de chacun à quitter un pays y compris le sien.
Enfin, il faut souligner que, dans ce Partenariat qui aurait pour objectif de « promouvoir la mobilité », nous trouvons en réalité peu de perspectives concrètes de mobilité et d’accès au territoire européen pour les Tunisiens. L’UE ne propose qu’un engagement sélectif et discriminatoire vers une promotion de voies légales pour accéder au territoire européen, principalement par la facilitation des procédures de délivrance de visas de court séjour limitée aux catégories de personnes les plus privilégiées et/ou qualifiées. Nul n’évoque la question de la réunification familiale, des visites familiales questions toujours lancinantes entre les deux rives de la Méditerranée.
Nous savons pourtant, et l’UE le sait, comme la Tunisie le sait également : c’est le manque de possibilités d’accéder légalement au territoire européen qui conduit des milliers de personnes – Tunisiens et autres – à risquer leur vie, chaque année, en traversant la Méditerranée. Que l’Union européenne se protège par des murs et de plus en plus de contrôles et se refuse à réellement ouvrir des voies légales d’immigration est donc non seulement improductif mais criminel !
Nos organisations entendent poursuivre leur mobilisation quotidienne pour que les droits de l’Homme des migrants, réfugiés et demandeurs d’asile soient pleinement respectés dans l’UE comme en Tunisie et pour que tout accord de partenariat entre les deux rives de la Méditerranée soit fondé sur des objectifs clairement explicités de respect des droits. Dans le cadre d’une approche « gagnant –gagnant » et d’une volonté sincère de l’UE d’aider la Tunisie dans la réussite de sa transition démocratique, il importe également que les programmes d’aide et de développement ne soient pas conditionnés par la signature de l’accord sur le Partenariat pour la mobilité.
Nous appelons l’Union européenne à respecter sa politique du « donner plus pour recevoir plus » en encourageant concrètement la Tunisie dans la mise en place des institutions démocratiques, l’adoption des textes législatifs d’application de la nouvelle Constitution notamment les dispositions relatives aux droits économiques et sociaux et aux droits fondamentaux de l’homme en particulier la protection et la promotion des droits des migrants et des réfugiés.
Pour la mise en œuvre d’un réel Partenariat de « Mobilité », nos organisations exhortent l’UE et la Tunisie à :
– Conditionner la coopération en matière migratoire au plein respect des droits de l’Homme des migrant-e-s et des réfugié-e-s et à l’adoption et la mise en œuvre de textes législatifs protégeant ces droits, et ce en pleine conformité avec les conventions internationales ;
– S’abstenir de mettre en œuvre des mesures ne respectant pas pleinement leurs droits, notamment l’accord de réadmission ;
– Garantir la participation des organisations de la société civile tunisiennes (en Tunisie et en Europe) – en particulier celles de défense et d’aide aux migrants – et européennes aux négociations et à la mise en œuvre et au suivi du Partenariat de Mobilité dans le cadre du comité mixte et d’une approche globale cohérente, démocratique et participative des questions migratoires ;
– La coopération effective de l’EU dans la clarification du drame des travailleurs migrants disparus méditerranée depuis 2010 et l’adoption d’un dispositif d’aide et de soutien aux familles concernées ;
– L’engagement ferme des partenaires européens à ce protocole à fermer les camps de détention des travailleurs irréguliers qui existent sur leur territoire respectif et se conformer pleinement aux principes universels des droits de l’homme ;
– L’engagement de l’UE pour une politique migratoire basée sur la promotion du travail Décent ;
– Prioriser l’application les dispositions qui renforceraient le respect des droits de l’Homme dans la déclaration conjointe pour le Partenariat de Mobilité, en particulier celles relatives à :
– l’amélioration des politiques du cadre juridique et institutionnel de la migration en Tunisie en intégrant les questions de l’asile,
– l’application stricte du principe de non refoulement des deux côtés des frontières,
– l’intégration des ressortissants tunisiens dans les États membres européens et la consolidation de la portabilité des droits sociaux, notamment de la sécurité sociale,
– la lutte contre la traite des personnes. Et toutes les formes de discrimination, xénophobie, précarisation et exclusion.
En outre, nos organisations demandent, à nouveau,
– à la Tunisie de ratifier la Convention internationale relative à la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs familles ainsi que les Conventions de l’Organisation internationale du travail No. 97 et 143 sur les travailleurs migrants.
– au gouvernement Tunisien de saisir l’Assemblée Nationale Constituante du protocole sur le Partenariat pour la mobilité en vue d’engager un dialogue profond sur l’opportunité des différentes composantes de ce protocole et également sur les défaillances de la politique migratoire du gouvernement tunisien ;
– à l’Union européenne de ratifier la Convention internationale relative à la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs familles et d’encourager ses États membres à le faire.
Signataires
Les organisations tunisiennes :
Union Générale Tunisienne de Travail (UGTT)
Ligue Tunisienne pour la défense des Droits de l’Homme (LTDH)
Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES)
Association tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD)
Coordination des Assises de l’Immigration Tunisienne (FTCR – ADTF- UTIT – AIDDA – COLLECTIF 3C – UTAC – ZEMBRA – ATNF – ATML – FILIGRANES – ACDR – UTS – CAPMED – CFT – YOUNGA)
Les organisations internationales :
Réseau Euro-Méditerranéen des Droits de l’Homme (REMDH)
Association Européenne pour la défense des droits de l’Homme (AEDH)
Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH)
Migreurop
Solidar