La plupart des mesures proposées en Europe visant à freiner la prétendue montée inquiétante de « l’Islam radical » font référence à des exemples de nature féministe.
Le 2 octobre 2020, le Président français Emmanuel Macron a prononcé un discours au cours duquel il a présenté son projet de loi, longtemps attendu, contre les « séparatismes ». Bien que la loi fût initialement présentée comme visant à combattre toutes les formes de séparatismes, Macron a déclaré que le problème était le « séparatisme islamiste », en utilisant la protection des droits des femmes comme un leitmotiv dans l’argumentation déployée pour justifier la loi. Il a fait valoir que certains membres de la société qui pratiquent l’Islam nient les principes français « d’égalité entre les femmes et les hommes, de dignité humaine ».
La plupart des mesures proposées en France et ailleurs en Europe visant à freiner la prétendue montée inquiétante de « l’Islam radical » font référence à des exemples de nature féministe : des employés refusant de « serrer la main d’une femme », des femmes « portant un voile lorsqu’elles sont en contact avec le public » ou des chauffeurs de bus refusant de laisser entrer des femmes en raison de leurs « vêtements indécents ». En France, ces exemples ont été utilisés pour justifier l’obligation de neutralité des fonctionnaires et des employé.e.s des entreprises de service public. On pourrait soutenir que ces nouvelles mesures ne sont pas toutes problématiques. Toutefois, à la lumière des tendances européennes plus larges relatives à l’islamophobie et lorsqu’on la compare à l’absence de préoccupation similaire pour d’autres discriminations structurelles fondées sur le genre et d’ordre social, l’utilisation des droits des femmes dans le contexte de telles mesures semble refléter davantage une instrumentalisation du féminisme pour faire de la politique qu’une véritable préoccupation pour les droits des femmes.
L‘intention ici n’est pas de remettre en cause la pertinence ni l’application des principes de laïcité dans le cadre de la loi. La question plus pertinente à se poser est celle de l’utilisation croissante d’arguments féministes en lien avec des représentations culturelles discriminatoires en vue de promouvoir un agenda politique. De nombreuses féministes et universitaires traitant du postcolonialisme se sont penché.e.s sur la façon dont les nationalismes européens se sont construits comme naturellement supérieurs aux sociétés « orientales ». Ces dernières ont souvent été présentées comme intrinsèquement violentes, brutales et irrespectueuses envers les femmes. Les femmes, dans ce discours, n’ont été rien d’autre qu’un moyen d’atteindre et de justifier la domination sur les hommes racisés.
Cette dynamique transnationale est toujours présente aujourd’hui et a des implications dans la politique intérieure de plusieurs pays européens. Elle est visible dans le changement opéré par les partis européens conservateurs et de droite qui sont passés du rejet du féminisme au détournement progressif de ses arguments, en se focalisant sur l’Islam et l’immigration. Les femmes migrantes ou musulmanes sont présentées comme des victimes qui doivent être sauvées des hommes de leur communauté.
En Allemagne, ce fut particulièrement visible après les événements du Nouvel An 2016 à Cologne, lorsque le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) a dénoncé la politique de « deux poids, deux mesures » de la gauche et a affirmé être le seul parti à protéger les droits des femmes contre les dangers de l’immigration. Au Royaume-Uni, le point principal du parti UKIP concernant les droits des femmes se concentre sur la « Sharia » qui « prononce régulièrement des jugements au détriment des femmes et leur refuse les protections dont elles bénéficient dans le droit britannique ». En Suède, les Démocrates Suédois (SD) utilisent également l’égalité des genres pour cibler les Musulmans, en associant les crimes sexistes et la migration. Selon Paula Bieler, ancienne députée du parti SD, « les hommes étrangers issus de sociétés qui oppriment les femmes et qui veulent maintenir leur culture devraient être renvoyés dans ces sociétés. Ils n’ont pas leur place en Suède ». En Espagne, le leader du parti VOX Santiago Abascal s’est ouvertement demandé pourquoi « il était plus important de protéger l’immigration illégale que les femmes » après l’agression sexuelle présumée d’une adolescente par quatre mineurs.
Ce discours a également « inspiré » des partis conservateurs et néolibéraux. Par exemple, au Danemark, en 2017, plusieurs ministres ont soutenu la réduction du financement du centre de recherche féministe KVINFO parce qu’il aurait omis de critiquer les « structures patriarcales (…) qui oppriment les femmes dans les ghettos ».
Cette tendance est souvent qualifiée de fémonationalisme, un concept inventé par la chercheuse Sara Farris pour désigner les nationalistes de droite et les néolibéraux (et certaines féministes) qui invoquent les droits des femmes pour stigmatiser les hommes musulmans et poursuivre leurs objectifs politiques. Dans le cas des partis d’extrême-droite européens, l’objectif semble être de renouveler leur électorat en apparaissant moins extrême tout en conservant un programme raciste et parfois antiféministe. Comme les exemples mentionnés précédemment le montrent, une telle instrumentalisation politique n’est pas réservée aux extrêmes du spectre politique.
Outre qu’elle va à l’encontre de la liberté de croyance, des droits des migrants et des réfugiés et de la dignité humaine, cette tendance européenne est préoccupante car elle détourne subtilement l’attention qui devrait se porter sur les discriminations et les inégalités structurelles entre les genres en vue de surexposer le sexisme des hommes racisés.
C’est du racisme 2.0 et cela représente un retour en arrière dangereux, mais négligé, pour les droits des femmes.
Lucille Griffon
Chargée de programme – Égalité des genres et droits des femmes