L’ascension des puissances régionales

Les soulèvements dits du « Printemps arabe » qui traversèrent la région sud-méditerranéenne il y a près de dix ans ont déclenché un processus historique. Par opposition avec le monopole de l’expression politique détenu pendant des décennies par les rois, les présidents et les appareils sécuritaires, les mouvements populaires, les syndicats, les partis, les ONG et les autres acteurs.trices de la société civile ont essaimé à travers la région, inspirant des millions de personnes à participer aux discussions et à la prise de décisions sociales et politiques. Des organisations de la société civile comme EuroMed Droits répondirent en réorientant leur travail sur les politiques nationales. Une décision utile car même si des régimes autocratiques réussirent à repousser et à bloquer des initiatives qui avaient émergé après 2011, la redynamisation de ces lieux d’expression politique reste un vecteur incroyablement puissant pour la promotion des droits humains et de la démocratie dans la région. 

Néanmoins, les soulèvements de 2011 firent émerger une nouvelle tendance : l’ascension des puissances régionales et leur influence croissante sur les politiques nationales. Cela n’a rien de nouveau : dans des pays comme le Liban ou la Palestine, les puissances régionales et les superpuissances mondiales ont depuis des décennies été des piliers dans toute prise de décision politique. Pourtant, depuis 2011, ce phénomène s’est étendu et renforcé. 

L’Égypte est un cas d’école. Avant 2011, Hosni Moubarak s’assurait que l’Égypte maintienne un rôle dans la politique étrangère du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. A la suite des soulèvements de 2011, l’Égypte est elle-même devenue un champ de bataille pour des puissances régionales concurrentes telles que le Qatar qui soutint la première et unique année au pouvoir de Mohammed Morsi. En contraste, le gouvernement issu du coup d’état militaire de juillet 2013 orchestré par celui qui était alors ministre de la défense, Abdelfattah al-Sisi, est soutenu par les rivaux historiques du Qatar : les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite. 

Si les autocrates à la tête des puissances régionales ne comprennent pas pourquoi ils devraient respecter les droits humains chez eux, ils seront d’autant moins enclins à les respecter chez les autres  

La Syrie peut offrir un exemple similaire quoique bien plus violent. Avant les soulèvements contre Bachar el-Assad, la Syrie était un poids politique au Liban et en Irak. Après 2011, le pays s’est lentement transformé en un champ de bataille pour de grandes puissances régionales telles que l’Iran, la Turquie, plusieurs états du Golfe ainsi que des puissances mondiales comme les États-Unis ou la Russie. 

L’histoire récente de la Libye présente les mêmes caractéristiques : avant la chute de Kadhafi en 2011, la Libye était un acteur politique majeur en Afrique. Quiconque s’est rendu dans les pays du Sahel aura remarqué les nombreuses places publiques, boulevards et monuments rendant hommage au leader libyen. Après 2011, la Libye cessa d’exercer un rôle. Tandis que des groupes armés s’affrontent sur le terrain, des puissances moyen-orientales et européennes telles que l’Égypte, la Turquie, le Qatar, les Émirats Arabes Unis, la France et l’Italie ont étendu leur influence.  

Ces nouveaux développements méritent notre attention en tant que réseau de promotion des droits humains et de la démocratie. De manière générale, ce ne sont pas de bonnes nouvelles. Aucun des cas mentionnés précédemment n’a vu l’état des droits humains et de la démocratie s’améliorer en raison de l’ingérence croissante de puissances régionales. Bien au contraire. Si les autocrates à la tête des puissances régionales ne comprennent pas pourquoi ils devraient respecter les droits humains chez eux, ils seront d’autant moins enclins à les respecter chez les autres. Les grandes puissances européennes ne sont pas non plus étrangères à cette logique. Mais l’Union européenne, en tant que défenseuse auto-proclamée des droits humains sur la scène internationale, doit jouer un rôle pour contrecarrer ces développements en utilisant sa puissance économique régionale comme levier. Il en est de même pour plusieurs pays européens.  

La communauté de défense des droits humains n’est pas sans outils pour répondre. En plus de notre travail visant à pousser les gouvernements nationaux à rendre des comptes, à exposer leurs transgressions et à demander des interventions de la part des organisations internationales appropriées, nous devons surveiller de près les puissances régionales qui, de l’extérieur, soutiennent font pression ou encouragent ces gouvernements à commettre des violations des droits humains.  

Rasmus Alenius Boserup 

Directeur exécutif d’EuroMed Droits