Le Réseau Euro-Méditerranéen des Droits de l’Homme (REMDH), et ses organisations membres espagnoles ACSUR Las Segovias, la Fédération des organisations de promotion et défense des droits de l’Homme, l’Institut des droits de l’Homme de Catalogne et SODEPAU, expriment leur vive inquiétude face au projet de Loi organique de Protection de la Sécurité Publique, qui se débat ce jeudi 16 octobre au Congrès des Députés. Malgré les modifications introduites à la première version de la loi présentée en novembre 2013, de nombreuses organisations de la société civile ont alerté sur ses dangers et ont dénoncé cette « loi bâillon ».
En établissant un arsenal de sanctions administratives parfois très lourdes, ce projet a clairement pour but de dissuader les citoyens et citoyennes d’exprimer leurs critiques par des manifestations publiques. Dans un contexte de crise économique, sociale et politique sans précédent depuis la fin de la dictature, la population a eu recours ces dernières années à diverses formes d’action collective, y compris des sit-in, campements sur les places publiques, « encerclements » pacifiques des Parlements, et des «concerts de casseroles».
Certaines sanctions prévues dans ce projet de loi semblent répondre directement à ces nouvelles formes de mobilisation afin de les criminaliser. Elles viennent renforcer d’autres textes de droit espagnol (en particulier le code pénal) qui sont déjà utilisés pour sanctionner les manifestants, comme le souligne le REMDH dans le chapitre consacré à l’Espagne dans son rapport.
La philosophie qui sous-tend ce projet de Loi organique de Protection de la Sécurité Publique est sécuritaire et semble considérer la liberté de réunion pacifique comme une menace pour l’Etat et non comme un droit fondamental et un élément constitutif d’une société démocratique et pluraliste. Comme l’ont souligné de nombreuses instances internationales des droits de l’Homme, en particulier le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le Droit de réunion pacifique et d’association[1], les rassemblements publics sont une forme d’expression démocratique, qui ne se limite pas aux consultations électorales et la participation des citoyens aux affaires publiques est un droit fondamental.
Nos organisations appellent donc le Parlement espagnol à amender ce projet de loi en profondeur pour qu’il réponde aux besoins de sécurité publique dans le respect des droits fondamentaux, et dans l’idée que la crise que traverse l’Espagne doit être résolue dans le dialogue et le respect d’opinions divergentes et non en étouffant les voix critiques.
Quelques-unes des mesures les plus préoccupantes de ce projet de loi :
- Le projet de loi prévoit des amendes pouvant aller jusqu’à 600 000 euros pour les « infractions très graves ». Celles-ci incluent notamment « les réunions ou manifestations non déclarées ou interdites dans les établissements qui offrent des services de base à la communauté ou à proximité » (sont donnés en exemples les centrales nucléaires et les ports, aéroports et autres infrastructures de transport).
- Dans le projet, sont maintenues comme « infractions graves » punies par des amendes de 601 à 30 000 euros, « la perturbation de la sécurité publique lors d’événements publics, spectacles sportifs ou culturels, des célébrations solennelles et fêtes religieuses ou d’autres réunions, auxquels assistent de nombreuses personnes, quand elles ne constituent pas un délit. »
- Les rassemblements devant les institutions de l’Etat deviendraient également des fautes graves si elles provoquent de graves perturbations de la sécurité publique. La résistance passive aux forces de sécurité est également passible de sanction « grave ».
- Il est particulièrement préoccupant que la loi considère comme une infraction « légère » (passible d’une amende entre 100 et 600 euros) « l’organisation de réunions dans les lieux publics et de manifestations » qui n’ont pas rempli les conditions de déclaration préalable. Les rassemblements spontanés sont de fait interdits. Par conséquent, le caractère pacifique des manifestations n’est nullement pris en compte et l’accent est mis sur leur « légalité », en contradiction avec les recommandations de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et autres instances internationales des droits de l’Homme.
- Enfin, bien que les infractions pour l’établissement de campement ou de tentes – claire réplique aux mouvements des Indignés – sont supprimées, l’occupation de tout espace public reste une infraction légère, de même que les « injures et manque de respect » aux forces de sécurité pendant un rassemblement ou réunion, ce qui, pour sa terminologie vague, pourrait amener à sanctionner toute critique des forces de sécurité considérée offensive.
- L’usage excessif de la force contre des manifestants pacifique dans l’Etat espagnol a souvent été dénoncé par les organisations de protection des droits de l’Homme[2], et n’a dans la majorité des cas pas donné lieu à des enquêtes approfondies ni à des sanctions contre les responsables. Dans ce contexte, la sanction de «l’utilisation non autorisée d’images […] des autorités ou des membres des forces de sécurité», particulièrement agissant pendant les manifestations, semble venir renforcer l’impunité dont celles-ci bénéficient.
[1] Voir par exemple le premier Rapport du Rapporteur spécial ou son Rapport consacré aux périodes électorales.
[2] Voir par exemple le rapport d’Amnesty International Espagne : le droit de manifester menacé