Halte à l’interdiction de voyager : il est temps de lever les restrictions injustifiées imposées à Mozn Hassan et à la société civile égyptienne, dans sa liberté d’association
En janvier 2011, une jeune femme égyptienne, âgée alors de 32 ans, rejoint ses millions de compatriotes aux manifestations tenues sur la place Tahrir au Caire, et à travers tout le pays, pour exiger le renversement du président Hosni Moubarak et pour appeler à l’avènement d’une nouvelle ère de liberté et de démocratie dans la deuxième nation la plus peuplée d’Afrique. Il s’agit de Mozn Hassan, une féministe courageuse et militante des droits humains : sa lutte de plus d’une décennie pour garantir l’égalité des droits des femmes en Egypte, avant et après la révolution, s’est vue récompensée cette année par le Prix Right Livelihood – désormais largement connu comme « Prix Nobel Alternatif ». Mozn et son organisation ‘Nazra pour les études feministes’ – qu’elle a fondé et qu’elle dirige – ont reçu le prix pour « faire valoir l’égalité et les droits des femmes dans des circonstances où ces dernières font face à la violence, aux abus et à la discrimination de façon quotidienne ». La reconnaissance internationale de la contribution des femmes égyptiennes, pendant et après la révolution, à la défense de la démocratie et des droits fondamentaux, devrait être motif de célébration. Mais aujourd’hui, il n’est pas certain que Mozn soit autorisée à voyager en Europe pour recevoir son prix en raison d’une interdiction de voyage imposée par les autorités égyptiennes, en juin 2016.
L’interdiction de voyager imposée à Mozn est la dernière mesure d’une série de sanctions prises contre elle et plus d’une vingtaine de dirigeants éminents de la société civile égyptienne relevant de la tristement célèbre Affaire 173 de 2011, largement connue comme « l’enquête sur le financement des organisations indépendantes ». En Mars 2016, Mozn et ses collègues ont été citées à comparaître devant les juges d’instruction en tant qu’accusées dans le cadre de cette affaire. D’autres organisations de la société civile, telles que le prestigieux Institut du Caire pour les études des droits de l’homme, ont vu leurs avoirs gelés ; le Centre Nadeem pour la réadaptation des victimes de violences et de torture a été menacé de fermeture ; et d’autres militants des droits humains tels que Ahmad Abdallah, fondateur et membre du conseil de la Commission égyptienne pour les droits et les libertés, ont même passé du temps en prison. Mais quels sont donc ces crimes si graves dont ils se voient accusés pour mériter de telles restrictions de leurs libertés ? L’affaire 173 allègue que 37 ONG égyptiennes, y compris ‘Nazra pour les études féministes’, reçoivent illégalement des fonds étrangers en violation de la loi sur les associations et les fondations communautaires (Loi 84 de 2002), héritée du régime d’Hosni Moubarak. D’après l’analyse effectuée par le ‘International Centre for Not for Profit Law’ (ICNL), la Loi 84 interdit toute association de recevoir des fonds étrangers sans l’autorisation préalable du ministère de la Solidarité sociale et prévoit des sanctions financières et d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à un an en cas de violation. L’ICNL constate que les modifications adoptées dans l’article 78 du Code pénal égyptien en 2014 renforcent les restrictions en prévoyant des sanctions accrues, y compris l’emprisonnement à vie de toute personne qui accepte des fonds étrangers dans le but de mener des activités jugées dangereuses pour les intérêts et l’unité nationale de l’Egypte. Il est difficile de soutenir que les modifications des dispositions du Code pénal, formulées en termes délibérément vagues et trop généraux, ne visent pas à envoyer un message d’avertissement effrayant à la société civile et à faire taire toutes les voix indépendantes qui ne sont pas toujours d’accord avec les politiques du gouvernement.
Nous, soussignés et représentants des organisations de la société civile internationale notons avec satisfaction la contribution de Mozn Hassan à documenter les violences à l’égard des femmes, à promouvoir les droits des femmes et leur participation politique, et celle de son organisation ‘Nazra pour les études feministes’ à offrir un soutien médical, psychologique et juridique aux survivantes d’agressions en Egypte. Le travail de Mozn ne nuit en rien aux intérêts nationaux de l’Egypte, au contraire, il permet au pays d’avancer dans le fait de se conformer à sa Constitution progressive de 2014, ayant fait suite à la révolution, et à ses obligations en tant qu’État partie de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). En effet, lors du dernier Examen Périodique Universel (EPU) de l‘Egypte au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, la délégation égyptienne a noté que la Constitution de 2014 fait référence aux droits des femmes dans 20 articles différents et comprend le droit des femmes à occuper des postes de décision et leur protection contre la violence. De plus, en tant qu’État partie à la CEDAW, l’Egypte s’est engagée à adopter des mesures législatives et autres types de mesures appropriées afin d’interdire la discrimination contre les femmes et à établir une protection légale des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes. Mozn et son organisation ‘Nazra pour les études feministes’ soutiennent l’application de ces dispositions ; elles ont fourni un soutien juridique à plus de 100 femmes survivantes d’agressions sexuelles et à des personnes ayant défendu les droits des femmes, arrêtées pour avoir participé à des manifestations pacifiques, enfin, au travers de l’organisation pionnière « Women’s Political Academy » elles ont conseillé et formé des femmes égyptiennes visant à leur permettre d’accéder à des postes de décision dans des institutions allant des unions syndicales au parlement.
Mozn Hassan a été citée à comparaître devant un juge ayant instruit un dossier pour « financements étrangers des organisations indépendantes » suite à sa participation à plusieurs évènements et séminaires de la commission de l’ONU sur la condition de la femme en mars 2016. Le 27 juin 2016, sur instruction du juge chargé des enquêtes et du procureur général, les autorités aéroportuaires du Caire l’ont empêchée de participer à la réunion du Comité exécutif de la coalition régionale des défenseurs des droits des femmes pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Mozn était censée participer en tant qu’experte régionale à cette coalition qui s’est tenue du 27 juin au 1er juillet 2016 à Beyrouth, au Liban. L’interdiction de voyager à l’égard de Mozn, qui ne lui a pas été fournie par écrit, constitue clairement une mesure de représailles destinée à l’empêcher de participer aux réunions et aux mécanismes internationaux, ainsi qu’à réduire sa voix au silence.
L’Article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques – auquel l’Égypte est un État partie – garantit le droit à la liberté d’association, et nous affirmons que ce droit s’applique à toutes les activités d’une association, y compris celles visant à recueillir des fonds. En effet, Maina Kiai, Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et d’association a estimé que la possibilité de rechercher, recevoir et utiliser des ressources est inhérente au droit à la liberté d’association et est essentielle pour garantir l’existence et les opérations efficaces au sein de toute organisation. Il est profondément désolant et regrettable que les autorités judiciaires égyptiennes continuent à employer la loi 84, qui est n’est pas cohérente avec les obligations de l’Égypte en vertu du Pacte international, afin d’harceler des militants de la société civile égyptienne quand Hisham Badr, ambassadeur d’Egypte auprès de l’ONU à Genève à l’époque, s’est engagé à l’EPU de l’Egypte en 2014 à promulguer une nouvelle loi d’association après consultation avec la société civile. Bien que cette nouvelle loi n’a pas encore été adoptée, nous craignons que le projet de loi régissant les organisations de la société civile, approuvé par le Cabinet de l’Egypte le 8 septembre 2016, reste toutefois assez restrictif à l’égard de la régulation des activités de la société civile. Nous exhortons les autorités égyptiennes compétentes, en particulier le Procureur général et le Ministère des Affaires étrangères, à lever immédiatement l’interdiction de voyager à l’égard de Mozn Hassan, de sorte qu’elle puisse voyager en Europe pour recevoir le Prix Right Livelihood, mais surtout de lui permettre d’exercer son droit de travailler, de voyager et de fonctionner en toute liberté en tant que militante des droits de l’homme en vertu du droit international, y compris le Pacte international et la Déclaration des Nations Unies sur les défenseurs des droits de l’homme. Nous exhortons également les autorités égyptiennes compétentes à cesser les procédures judiciaires en cours relevant de l’affaire 173 jusqu’à ce qu’une nouvelle loi sur les associations soit promulguée, en fournissant un environnement favorable à la société civile et donc leur permettant d’exercer leurs activités sans entrave et en toute sécurité. Dans ses remarques, en 2014 à l’EPU de l’Egypte, l’Ambassadeur Badr a déclaré que l’engagement avec la société civile était un élément clé dans les processus de transition politique et sociale, et que la société civile était un partenaire naturel pour le gouvernement. Lever l’interdiction de voyager à l’égard de Mozn Hassan et arrêter la persécution de la société civile égyptienne en vertu de l’affaire 173 permettraient la réalisation de ces objectifs, et de veiller à ce que les gains durement acquis pendant la révolution de l’Egypte pour l’état de droit et la démocratie ne soient pas dilapidés.
Lettre-ouverte signée par
- Sharan Srinivas, Directeur de Recherche et du Plaidoyer, Right Livelihood Award Foundation
- Mary Lawlor, Directeur exécutif, Front Line Defenders
- Michel Tubiana, President, EuroMed Droits
- Phil Lynch, Directeur, International Service for Human Rights
- Robert Hårdh, Directeur exécutif, Civil Rights Defenders
- Danny Sriskandarajah, Secrétaire Général, CIVICUS