En vue du prochain rapport de suivi sur la mise en œuvre de la Politique Européenne de Voisinage (PEV) en Tunisie en 2013, le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH), la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH), le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), le réseau Doustourna, la Fédération des tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR) et le Comité pour le respect des libertés et droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT) souhaitent faire part de leurs commentaires et recommandations au Service européen d’action extérieure (SEAE) et aux services de la Commission dans le cadre du processus de consultation en cours.
En mars 2013, l’Union européenne a publié un rapport sur la mise en œuvre des engagements de la Tunisie quant au processus de transition démocratique en 2012[1]. Elle a alors émis un ensemble de recommandations relatives aux droits de l’Homme et à la consolidation de la démocratie en Tunisie, à savoir :
- Mise en place effective de l’Instance supérieure indépendante pour les élections, chargée de la gestion et de l’organisation des élections et adoption de la nouvelle loi électorale.
- Création et mise en place effective de l’Instance supérieure indépendante de l’audiovisuel (décret 116) et application effective du décret 115 (code de la presse).
- Mise en œuvre effective des Conventions internationales en matière de respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ratifiées par la Tunisie en 2011.
- Dépôt des instruments de ratification et levée des dernières réserves relatives à la Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF).
- Adoption d’un cadre législatif pour créer un statut juridique reconnu et garantir la protection des réfugiés, des migrants et des demandeurs d’asile.
- Adoption des réformes législatives et organisationnelles nécessaires à la consolidation de la démocratie (indépendance de la justice, réforme du secteur de la sécurité, indépendance des médias, etc.).
Engagée depuis plus de deux ans dans un processus de transition politique, la Tunisie continue de faire face à de nombreux défis. Les réformes démocratiques annoncées connaissent un retard considérable. Cette absence de progrès et les dysfonctionnements du processus de transition requièrent la vigilance de l’UE.
Ainsi, la mise en place de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) connaît d’importants retards liés notamment à la suspension des travaux de l’Assemblée Nationale Constituante. En outre, la décision du tribunal administratif quant à la non-conformité du processus d’élection de l’ISIE aux lois et procédures en vigueur, pourrait impliquer la reprise de tout le processus de mise en place de l’ISIE et dès lors occasionner de nouveaux retards.
Suite à la mobilisation continue des journalistes et activistes pour la liberté de la presse, la Haute autorité indépendante de la communication audio-visuelle (HAICA) a été mise en place. Toutefois l’HAICA ne peut exercer pleinement son rôle régulateur prévu par le décret 116 et est écartée des processus de concertations et de prise de décision. Par ailleurs, nos organisations s’inquiètent vivement, du harcèlement judiciaire subis par plusieurs journalistes ces derniers mois. En effet, plusieurs journalistes ont comparu devant la justice sur la base d’articles du code pénal en contradiction avec les dispositions du décret 115. D’autres journalistes ont également été victimes de licenciements abusifs. Les cas emblématiques de Tahar Benhassine, Zied Elhani et Sofièn Ben Farhat illustrent ces harcèlements[2].
S’agissant de la mise en œuvre des conventions ratifiées par la Tunisie en 2011, nos organisations saluent la mise en place d’un mécanisme national de prévention contre la torture qui fait suite à la ratification du protocole facultatif à la Convention contre la torture.
En 2013, la promotion de l’égalité, la garantie et le respect des droits des femmes n’a pas été au cœur des priorités des autorités gouvernementales tunisiennes. En avril 2013, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) dressait un constat préoccupant de la situation des droits des femmes en Tunisie. « Contre toute attente, le contexte actuel, au lieu de favoriser la liberté de chaque individu – hommes et femmes – et au lieu de permettre le vivre ensemble a reconduit et répandu, dans toutes leurs formes, les violences à l’égard des femmes : politique, culturelle, religieuse, sociale et économique »[3]. Alors que la levée des réserves à la CEDEF a été annoncée le 16 août 2011, le gouvernement tunisien n’a pas assuré jusqu’à présent la notification formelle de la levée des réserves aux Nations unies. Nos organisations s’inquiètent que des représentants du gouvernement ainsi que des membres et élus du parti Ennahdha, ont mené une campagne de désinformation, remettant en cause les dispositions de la CEDEF. Les droits des réfugiés continuent par ailleurs d’être bafoués. Bien que signataire de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et de la charte de l’Organisation de l’Union africaine sur les réfugiés, la Tunisie n’a pas encore mis en place un système d’asile effectif. Aujourd’hui, les droits des réfugiés qui se trouvent en Tunisie ne sont pas garantis. En dépit des déclarations répétées des autorités, les réfugiés ne se voient toujours pas remettre de permis de séjour. Des réfugiés de plus en plus nombreux, sans aucune possibilité de circuler ou de se réinstaller dans un pays tiers, risquent leur vie en tentant de traverser la Méditerranée ou en retournant en Libye, pour ceux qui avaient fui au moment du conflit.
La criminalisation des entrées « illégales » se poursuit, et les migrants, qui n’ont pas accès à une représentation légale ou aux garanties juridiques fondamentales, peuvent être maintenus jusqu’à un an en détention préventive avant d’être expulsés. Le 17 août 2013, 193 ressortissants étrangers sauvés en mer ont été conduits à la frontière libyenne. Sans l’intervention de plusieurs organisations, incluant le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, le Croissant rouge, et le FTDES, ces migrants auraient été refoulés en Libye et ce, malgré des preuves accablantes de traitement inhumain, travail forcé, détention arbitraire et refoulement auxquels migrants et réfugiés sont confrontés en Libye et dans leur pays d’origine, et donc en violation des obligations internationales de la Tunisie, notamment du principe de non-refoulement.Enfin, les mesures visant à garantir l’indépendance de la justice, élément essentiel d’un processus de transition démocratique, demeurent incomplètes. La mise en place d’une instance indépendante de régulation du pouvoir judiciaire pour remplacer le Conseil supérieur de la magistrature a été saluée par tous les acteurs associatifs. Cependant, la composition du future Conseil supérieur de la magistrature telle qu’elle est prévue dans le projet de texte constitutionnel, n’offre pas les garanties nécessaires à une telle indépendance, la disposition pertinente devrait dès lors être amendée.[4]
Dans ce contexte, nos organisations considèrent que les recommandations émises par l’UE en 2013 demeurent d’actualité. Par ailleurs, nos organisations attirent l’attention de l’UE sur les violations des droits de l’Homme et des libertés fondamentales qui se sont multipliées durant l’année 2013 en Tunisie. En particulier, nous demandons à ce que la lutte contre les violences politiques et le respect de la liberté d’expression et de réunion figurent parmi les priorités à l’agenda des relations UE-Tunisie pour 2014. Nous appelons à ce que ces questions soient incluses dans le prochain rapport de suivi et fassent l’objet de recommandations pour refléter la situation actuelle en Tunisie.
En effet, les menaces et actes de violence y compris à l’encontre d’acteurs de la société civile et de militants politiques se sont multipliés au cours des derniers mois. La Tunisie a connu deux assassinats politiques le 6 février et le 25 juillet 2013 dont ont été victimes deux leaders de l’opposition, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi. La société civile s’est mobilisé pour appeler le gouvernement à diligenter des enquêtes indépendantes et impartiales afin que toute la lumière soit faite sur ces actes de violence et que les responsables aient à rendre compte devant la justice. Garantir les libertés d’expression, d’opinion et de conscience est d’autant plus essentiel que depuis le début de la transition politique en Tunisie et de façon croissante ces derniers mois, ces libertés ont été à de nombreuses reprises mises à mal. Des peines de prison ferme, parfois de plusieurs années, ont ainsi été prononcées pour sanctionner l’exercice de ces libertés.
Le caractère disproportionné de ces peines, voire dans de nombreux cas le principe même de la condamnation, fait craindre une instrumentalisation de la justice à des fins politiques. Les procès emblématiques d’Amina Sboui, des deux rappeurs Weld El 15 et Klay BBJ, de l’artiste Nasreddine Shili et du jeune blogueur Jabeur Mejri ainsi que de plusieurs autres artistes et journalistes en sont l’illustration[5].
Ces craintes sont encore renforcées par les restrictions aux libertés de pensée, d’expression, d’information et d’édition présentes dans le projet actuel de la Constitution. Au cours de l’année 2013, les manifestations pacifiques ont été la cible de violences policières et de violences de « milices » auto-dénommées « Ligues de protection de la révolution ». Ces exactions ont eu lieu à Tunis par exemples contre les mobilisations de protestation face aux assassinats politiques de Chokri Belaid et Mohamen Brahmi, mais également début octobre contre les « sit-inners » du palais du Bardo, où malgré une négociation avec le ministère de l’intérieur les occupants ont été délogés violemment en pleine nuit[6].
En septembre, lors d’un rassemblement devant le ministère de l’intérieur, un membre de la « Tendance populaire » et un membre de la LTDH ont fait l’objet d’agressions physiques de la part d’hommes cagoulés mais en civil. En province, l’usage de la force est aussi souvent excessif et disproportionné. Lors des manifestations qui suivirent la mort de M. Brahmi, un membre du Front populaire, Mohammed Mufti âgé de 42 ans, a été tué à Gafsa, touché à la tête par une bombe lacrymogène lancée par un policier. Enfin, les journalistes sont parfois pris pour cible par la police ou les « Ligues de protection de la révolution » lorsqu’ils couvrent des rassemblements[7].
En conséquence, le REMDH, la FIDH, la LTDH, le FTDES, Doustourna, la FTCR et le CRLDHT demandent à inclure expressément les recommandations suivantes dans le prochain rapport de suivi PEV sur la Tunisie :
- Mettre en place la nouvelle Instance Supérieur Indépendante pour les Elections dans les plus brefs délais en assurant les garanties nécessaires à son indépendance et adopter la loi électorale ainsi que ses décrets d’application.
- Mettre en œuvre effectivement les décrets d’application de la loi sur les médias (décrets 116 et 115) et mettre fin aux harcèlements judiciaires des journalistes sur la base du code pénal.
- Harmoniser la législation nationale avec les Conventions internationales en matière de droits de l’Homme ratifiées par la Tunisie, ce qui comprend notamment la révision du code pénal et de procédure pénale et du code du statut personnel, en conformité avec les standards internationaux des droits de l’Homme.
- Notifier la levée des réserves de la CEDEF au Secrétaire général des Nations Unies et lever la déclaration générale de la Tunisie relative à la CEDEF.
- Assurer la protection des libertés d’association, d’expression et de rassemblement et mettre fin aux pratiques qui sont susceptibles d’entraver ces libertés, notamment mettre fin aux poursuites judiciaires et au harcèlement policier à l’encontre des artistes et journalistes.
- Lutter contre la violence politique ce qui implique de diligenter et mener à terme des enquêtes indépendantes et impartiales afin que toute la lumière soit faite sur les violences perpétrées et entamer des poursuites contre les responsables identifiés.
- Lever l’état d’urgence et réformer la loi n° 69-4 du 24/01/1969 sur les réunions publiques et les manifestations pour la mettre en conformité avec le droit international en particulier, inclure les principes de légalité, nécessité et proportionnalité.
- Garantir le respect des droits des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile en adoptant une législation et une procédure respectueuse des dispositions du droit international en matière d’asile et des droits des migrants.
- Réformer le système judiciaire en accord avec les standards internationaux, notamment en ce qui concerne l’indépendance de la magistrature, et mettre un terme à toute forme d’interférence injustifiée de l’exécutif dans le système judiciaire qui compromet l’impartialité de ce dernier ainsi que son indépendance institutionnelle, fonctionnelle et administrative.
- Adopter une stratégie pour la réforme du secteur de la sécurité et du Ministère de l’Intérieur.
- Ratifier le Second protocole au PIDCP portant sur abolition de la peine de mort.
- Mettre en place un mécanisme institutionnalisé entre les autorités tunisiennes et européennes et la société civile pour des consultations systématiques sur les politiques Tunisie-UE ainsi que dans le processus de suivi et d’évaluation de la mise en œuvre du plan d’action et également de la coopération financière. Ces recommandations ne sont pas exhaustives et nous demandons à ce que la société civile en Tunisie et en Europe soit consultée et mise à contribution, afin de définir comment les objectifs relatifs à la promotion et à la protection des droits de l’Homme devraient être développés dans le cadre du Partenariat privilégié entre la Tunisie et l’UE.