Alors que la guerre arrive en Europe, le directeur exécutif d’EuroMed Droits Rasmus Boserup analyse son impact potentiel sur les droits humains dans la région euro-méditerranéenne.
La guerre est arrivée en Europe. La décision du Président Poutine d’ordonner une attaque militaire de grande envergure contre l’Ukraine à la fin du mois de février a tué des civils et des militaires.
Elle risque maintenant de déclencher des violations massives des droits humains à une échelle que l’Europe n’a pas connue depuis des décennies.
Alors que les Ukrainien.ne.s mettent en place une réponse militaire contre la puissance écrasante de l’armée russe, les dirigeant.e.s européen.ne.s ont fait preuve de détermination et d’unité. Ils.elles ont condamné sans compromis l’agression russe, ont livré des équipements militaires défensifs au gouvernement ukrainien, et ont imposé des sanctions draconiennes sur l’économie russe, son système financier et son commerce mondial.
Il est trop tôt pour prédire l’issue de ces affrontements. Mais nous réalisons tou.te.s que cette guerre a déjà bouleversé l’architecture de sécurité qui a émergé au lendemain de la guerre froide, et que nous sommes désormais contraint.e.s de spéculer sur des scénarios de guerre nucléaire, depuis longtemps oubliés. Cette guerre révèle également que l’Europe pourrait être un acteur géopolitique plus important que ce que nous avions prévu il y a seulement quelques semaines.
Au-delà des périls immédiats en Ukraine et autour de ce pays, la guerre de la Russie et les réponses européennes sont également susceptibles d’affecter les systèmes de pouvoir et politiques dans la région euro-méditerranéenne.
La pression européenne en faveur des réformes affaiblie dans la région méditerranéenne ?
D’une part, la confrontation est susceptible de réduire le niveau de pression exercé jusqu’à présent par l’Europe sur les autocrates du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord pour les inciter à réformer. Le déplacement de l’attention des dirigeant.e.s européen.ne.s vers la sécurité en Europe de l’Est permettra probablement aux despotes et aux autocrates de consolider davantage leur pouvoir et de faire reculer le respect des droits humains et la bonne gouvernance.
Malgré le rôle central qu’ils jouent dans les soulèvements violents et l’émigration, les dirigeants autoritaires du sud de la Méditerranée ont réussi, au cours des deux dernières décennies, à faire pression sur les dirigeant.e.s occidentaux.les en se présentant comme des partenaires dans la lutte contre le terrorisme islamiste et dans la lutte contre la migration vers l’Europe.
Alors que l’Europe dépend à environ 40% du gaz russe et que les dirigeant.e.s européen.ne.s et leurs alliés viennent d’imposer des sanctions économiques, financières et commerciales à l’encontre de la Russie, les dirigeants autocratiques des pays exportateurs de pétrole et de gaz du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord seront en mesure, à court terme, d’accroître leur influence politique sur les dirigeant.e.s européen.ne.s en se présentant comme les fournisseurs du déficit énergétique immédiat de l’Europe. L’Algérie l’a déjà fait, et d’autres pays comme le Qatar, l’Arabie saoudite et l’Iran vont probablement suivre. À mesure qu’ils le font, la volonté des dirigeant.e.s européen.ne.s d’encourager les réformes pourrait fondre dans la même mesure.
Un soutien européen aux autocrates amoindri ?
D’autre part, la guerre en Ukraine pourrait finir par pousser les dirigeants politiques du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord à prendre parti pour ou contre la lutte entre l’autoritarisme mondial et l’ordre libéral international. Pendant près d’une décennie, la Russie a soutenu les dirigeants autoritaires du sud de la Méditerranée.
Le rôle central qu’a joué la Russie en faisant pencher l’équilibre du pouvoir local en faveur d’Assad en Syrie, avec un minimum d’efforts et de ressources, était particulièrement inquiétant. Des exemples ultérieurs de soutien russe sont apparus dans de nombreux autres pays frappés par des conflits et des luttes de pouvoir internes, notamment en Égypte, en Libye et en Algérie. Une opération militaire russe prolongée en Ukraine risque toutefois de diminuer sa capacité à continuer à jouer ce rôle dans la région sud-méditerranéenne. Quelle que soit la façon dont on analyse la situation, les dirigeants autoritaires de la région bénéficieront donc d’un soutien mondial moindre que dans le passé récent.
En outre, la détermination apparemment nouvelle et sans précédent des dirigeant.e.s politiques et des populations d’Europe et d’Occident à soutenir les valeurs, les normes et les institutions qui sous-tendent l’ordre libéral pourrait être une mauvaise nouvelle pour les dirigeants autoritaires de la région. Elle pourrait éventuellement trouver un écho dans les échanges que les dirigeant.e.s européen.ne.s auront à l’avenir avec leurs homologues de la région sud-méditerranéenne.
Reste maintenant à voir si la portée mondiale de l’autoritarisme russe et la détermination apparemment croissante de l’Europe peuvent partiellement ou totalement contrebalancer l’influence accrue que certains dirigeants autoritaires exerceront sur la base de leurs exportations de pétrole.
La sécurité alimentaire en danger
Ce qui reste certain, en revanche, c’est que les dirigeants autoritaires de la région sud-méditerranéenne sont également susceptibles de subir une pression intérieure accrue découlant de tensions socio-économiques croissantes. Cet effet d’entraînement attendu de la guerre en Ukraine sera plus directement ressenti dans les pays où la sécurité alimentaire dépend fortement des importations de produits de base tels que le blé. Au fur et à mesure que les sanctions se déploient et que le commerce mondial en lien avec les approvisionnements russes est susceptible de se bloquer, les défis socio-économiques auxquels sont confrontées les populations du Sud vont probablement s’accroître.
La situation en Égypte l’illustre bien : pour nourrir les couches à faible revenu de sa centaine de millions d’habitants (dont un tiers vivrait sous le seuil de pauvreté), le gouvernement s’appuie depuis des décennies sur le blé importé pour produire et distribuer des produits alimentaires de base subventionnés, dont le pain. Rien qu’en 2021, la Russie et l’Ukraine ont été responsables à elles deux d’environ 60% des importations totales de blé du pays.
Le gouvernement égyptien a déjà commencé à chercher d’autres fournisseurs, mais le prix à payer sera probablement plus élevé et les livraisons pourraient ralentir. Au cours de la dernière décennie, l’Égypte a été témoin d’un changement progressif de la dynamique de la mobilisation populaire, qui s’est éloignée des questions politiques qui ont caractérisé le Printemps arabe en 2011 pour se concentrer sur les questions socio-économiques. Ces demandes incluaient la dénonciation de la corruption des élites et les échecs de l’État à assurer les droits fondamentaux et les conditions de vie. Les manifestations survenues en 2019 (les premières depuis longtemps) ont été déclenchées par des accusations de corruption et de dilapidation de l’argent par l’élite politique.
Impacts à long terme pour la région
L’Égypte est loin d’être la seule à connaître cette dynamique. L’Algérie est également un grand importateur de blé russe. En Tunisie, au Maroc, au Liban et en Jordanie, les facteurs socio-économiques jouent également un rôle de plus en plus important dans la capacité de l’élite dirigeante à gouverner. Lorsque les sanctions imposées à la Russie prendront effet, les gouvernements devront faire face à d’éventuelles protestations ou, comme ce fut le cas en Tunisie l’année dernière, à des prises de pouvoir par des concurrents politiques populistes.
La guerre en Ukraine est effrayante par son potentiel d’effusion de sang, et les perspectives d’une nouvelle escalade de la guerre sont vraiment terrifiantes. Pourtant, les répercussions sur la région euro-méditerranéenne pourraient s’avérer douces-amères. Très amères en raison du gaspillage horrible, inutile et totalement injustifié de vies humaines en Ukraine. Amères également en raison des risques élevés que comporte le processus. Mais douce, parce que nous pourrions, pour la première fois depuis longtemps, assister à un effort réel et concerté des démocraties libérales du monde visant à défendre les valeurs de l’ordre libéral : la démocratie, l’État de droit et les droits humains.
Les défenseur.e.s des droits humains et les militant.e.s pro-démocratie de la région euro-méditerranéenne doivent se tenir prêt.e.s à tirer parti de chaque opportunité, même la plus petite, qui émerge de cette triste situation. À long terme, ce sera la meilleure façon de montrer notre soutien sincère à celles et ceux qui souffrent aujourd’hui de la répression autoritaire et de la guerre en Ukraine.
Rasmus Alenius Boserup
Directeur exécutif d’EuroMed Droits