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Lettre ouverte à François Hollande à l’occasion de son déplacement en Tunisie

Monsieur le Président,

L’annonce de votre déplacement en Tunisie, les 4 et 5 juillet prochains n’a pas manqué de soulever des interrogations voire certaines appréhensions au sein de la société civile tunisienne. Dans un contexte où la Tunisie a à nouveau, été ces dernières semaines le théâtre de procédures judiciaires visant à sanctionner l’exercice de libertés fondamentales, la visite du chef de l »Etat français, l’un des principaux partenaires de la Tunisie, doit être l’occasion d’aborder sans ambages les dossiers les plus sensibles en matière de droits humains sous peine non seulement de passer sous silence les violations et dysfonctionnements constatés mais également de fragiliser le combat des défenseurs qui luttent non sans risque pour une Tunisie respectueuse des droits universels.

Engagée depuis plus de deux ans dans un processus de transition politique, la Tunisie continue de faire face à de nombreux défis. Les travaux de l’Assemblée nationale constituante (ANC) autour de la rédaction de ce qui sera la nouvelle constitution tunisienne connaissent un retard considérable. Les débats au sein de l’ANC ont donné naissance à un projet de constitution dont le contenu, même si certaines améliorations notables ont été constatées, demeure en deçà des attentes en matière de respect des standards internationaux des droits de l’Homme. Cela est particulièrement le cas pour ce qui relève de l’égalité entre les hommes et les femmes, les libertés d’expression, d’information et d’opinion et de l’indépendance de la justice.

Les membres de l’ANC qui ont décidé de consacrer dans le Préambule de la future Constitution l’universalité des droits humains, décision unanimement saluée par les organisations signataires de ce courrier, se doivent également de faire prévaloir les standards internationaux pertinents dans l’intégralité du texte constitutionnel[1]. A ce titre, le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes devrait être constitutionnellement garanti et ne pas se limiter à l’égalité des chances (article 45). Toute limite au principe de  l’égalité laisse la porte ouverte à toutes les discriminations et contrevient à la Convention pour l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes.

Les restrictions prévues dans le projet actuel de constitution à la liberté de pensée, d’expression, d’information et d’édition (articles 30 et 31) devraient également être abandonnées.

Par ailleurs, pour être indépendant le pouvoir judiciaire doit être régulé par une instance elle-même indépendante. La composition du Conseil supérieur de la magistrature telle que prévue dans le projet de texte constitutionnel n’offre pas les garanties nécessaires à une telle indépendance, la disposition pertinente (article 109) devrait dès lors être amendée.

Nous vous appelons dès lors, Monsieur le Président, à relayer auprès des Constituants tunisiens les revendications des organisations de défense des droits de l’Homme, qui aux côtés de nombreuses autres organisations de la société civile tunisienne poursuivent sans relâche leur mobilisation et interpellation des membres de l’ANC. Nous vous demandons d’encourager ces derniers à amender le projet de texte constitutionnel pour qu’une fois adoptée, la Constitution tunisienne soit garante du respect et de la protection des droits humains dans leur universalité et indivisibilité.

Garantir les libertés d’expression, d’opinion et de conscience est d’autant plus essentiel que depuis le début de la transition politique en Tunisie et de façon croissante ces dernières semaines, ces libertés ont été à de nombreuses reprises mises à mal. Des peines de prison ferme, parfois de plusieurs années ont ainsi été prononcées pour sanctionner l’exercice de ces libertés. Le caractère disproportionné de ces peines, voire dans de nombreux cas, le principe même de la condamnation, ont été dénoncés par les organisations de défense des droits de l’Homme[2]. La condamnation du rappeur Weld El 15 à deux ans de prison ferme pour une chanson considérée comme insultant la police (décision dont l’examen en appel à commencer le 25 juin 2013),  la condamnation de trois militantes dont deux Françaises, du mouvement Femen à 4 mois de prison pour « atteinte à la pudeur, aux bonnes mœurs et à l’ordre public » (peine commuée en appel le 26 juin, à 4 mois et un jour de prison avec sursis), tout comme celle prononcée par le tribunal de Mahdia en mars 2012 à 7 ans et demi d’emprisonnement pour « atteinte à la morale, diffamation et trouble à l’ordre public » à l’encontre de deux jeunes qui avaient publié des écrits et des dessins jugés blasphématoires, ne sont que les illustrations les plus symboliques. Les poursuites judiciaires et le maintien en détention de la jeune militante accusée de partager le combat des Femen, Amina Sboui, relèvent au regard des faits qui lui sont reprochés, de l’arbitraire et d’une instrumentalisation de la justice pour servir des aspirations idéologiques.

Indépendant, le pouvoir judiciaire a la responsabilité d’administrer la justice conformément aux engagements pris par l’Etat tunisien au niveau international et dès lors d’appliquer les dispositions des instruments internationaux de protection des droits de l’Homme. Une justice indépendante est un pilier essentiel d’un Etat démocratique. Les menaces dont a été l’objet à diverses reprises des représentants du pouvoir judiciaire dont la présidente de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), Kelthoum Kennou menacée de mort dans une lettre anonyme lui intimant « d’arrêter de promouvoir l’indépendance de la justice »  suscitent de vives inquiétudes[3]. Outre des mesures de protection des magistrats comme cela a pu être le cas pour la juge Kennou, il est attendu des autorités tunisiennes de s’inscrire sans plus de délais, dans un processus de réforme du pouvoir judiciaire qui passe notamment et de façon urgente par la mise en place d’une instance indépendante de régulation du pouvoir judiciaire pour remplacer le Conseil supérieur de la magistrature.

Les menaces et actes de violence y compris à l’encontre d’acteurs de la société civile et de militants politiques se sont multipliés au cours des derniers mois. L’assassinat du leader politique Chokri Belaïd a servi de déclencheur pour une mobilisation forte et coordonnée réunissant plus de deux cents organisations de la société civile et des dizaines de partis politiques pour appeler à mettre fin à cette violence. Diligenter des enquêtes indépendantes et impartiales afin que toute la lumière soit faite sur les actes de violence perpétrés et pour que les responsables aient à rendre compte devant la justice constitue aujourd’hui une étape fondamentale pour mettre fin à cette situation qui menace le processus de transition en Tunisie et entrave la jouissance de la liberté d’association et du droit au rassemblement pacifique.

Plus généralement et pour ce qui relève des crimes commis lors du soulèvement qui a renversé le régime du président Ben Ali et des crimes du passé, le retard pris dans la mise en place du processus de justice transitionnelle est un autre frein à un processus de transition politique serein.

Enfin, la promotion de l’égalité, la garantie et le respect des droits des femmes doit, plus que jamais, être au cœur des priorités des autorités gouvernementales tunisiennes. En avril 2013, l’Association tunisienne des femmes démocrates dressait en effet un constat préoccupant de la situation des droits des femmes en Tunisie. « Contre toute attente, le contexte actuel, au lieu de favoriser la liberté de chaque individu – hommes et femmes – et au lieu de permettre le vivre ensemble a reconduit et répandu, dans toutes leurs formes, les violences à l’égard des femmes : politique, culturelle, religieuse, sociale et économique »[4]. La notification formelle de la levée des réserves à la CEDAW serait en ce sens, un geste fort de la part des autorités tunisiennes.

Face à ces défis majeurs, la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme), la Ligue des droits de l’Homme (France) et le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH)  vous demandent instamment d’aborder ces différentes questions avec vos interlocuteurs tunisiens et d’appeler les autorités tunisiennes à prendre, sans plus de délais, les mesures qui s’imposent pour mettre fin à ces dysfonctionnements et de remettre ainsi, la Tunisie sur la voie de l’instauration d’un système démocratique pleinement respectueux des droits humains.

Nos organisations sollicitent enfin, qu’une rencontre soit organisée avec des représentants de la société civile indépendante, et en particulier les organisations de défense des droits humains à l’occasion de votre déplacement en Tunisie.

Vous remerciant par avance, de l’attention que vous porterez au présent courrier, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de notre très haute considération.

Karim Lahidji, Président de la FIDH

Pierre Tartakowsky, Président de la LDH

Michel Tubiana, Président du REMDH

[1]      Voir notamment  les recommandations du Réseau Doustourna portant sur le chapitre concernant les droits et les libertés dans le projet de Constitution rendu public le 1er juin 2013. : http://www.doustourna.org/news/single-news/?tx_ttnews[tt_news]=847&cHash=133e0aa4a21f99dd0cbb9359037b053f

[2]      Voir notamment, FIDH, « Tunisie : la liberté d’expression derrière les barreaux », 14 juin 2013,http://www.fidh.org/tunisie-la-liberte-d-expression-derriere-les-barreaux-13472

[3]      Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme, « Tunisie : Menaces à l’encontre de la juge tunisienne Kalthoum Kennou », 23 mai 2013, http://www.fidh.org/tunisie-menaces-a-l-encontre-de-la-juge-tunisienne-kalthoum-kennou-13232.

[4]      ATFD, « Tunisie : Nous femmes tunisiennes, restons debout ! » , avril 2013, http://www.fidh.org/tunisie-nous-femmes-tunisiennes-restons-debout-13204