Le REMDH rapporte un recours meurtrier à la force, un nombre affligeant de blessés et la criminalisation d’activités professionnelles légitimes par les autorités turques
Le REMDH a envoyé une mission d’enquête en Turquie du 3 au 10 juillet 2013, afin de mener des investigations sur le mouvement de contestation en place depuis mai et sa violente répression.
Les manifestations ont commencé le 27 mai 2013 dans le but de protéger le parc Gezi (non loin de la place Taksim au centre d’Istanbul) contre les projets de la municipalité visant à transformer le parc en une zone commerciale. Les interventions violentes de la police contre cette occupation pacifique du parc ont encouragé davantage de citoyens à manifester contre le recours excessif à la force par les autorités. La répression du droit à la liberté d’expression et du droit de réunion pacifique s’est renforcée à mesure que les manifestations se propageaient dans le pays les jours suivants. Ce mouvement populaire diversifié et très important (auquel au moins 2,5 millions de personnes ont participé selon les chiffres du gouvernement) a dénoncé la violence de la police et a servi de relai pour exprimer un ressentiment croissant contre le gouvernement dû à toute une série de raisons d’ordre politique, économique et culturel.
La délégation du REMDH était composée d’un membre du Comité exécutif, de juristes et de membres du Groupe de travail sur la liberté d’association et de réunion. La délégation a rencontré de nombreux représentants d’organisations de défense des droits de l’Homme, d’associations professionnelles d’avocats et de médecins et de syndicats. Elle s’est également entretenue avec les membres de la Plateforme de solidarité de Taksim, des universitaires, des représentants du syndicat de la police et du bureau de l’Ombudsman national. La délégation souhaitait rencontrer des représentants du gouvernorat d’Istanbul et des ministères de l’intérieur, de la santé et de la justice, mais ses requêtes n’ont malheureusement pas été acceptées.
Elle est parvenue à rassembler de nombreux témoignages concordants et à documenter les preuves de l’intensité du recours à la force contre des manifestants pour la plupart pacifiques. Selon des sources médicales indépendantes, ces actes de violence ont causé la mort de cinq personnes et 8000 personnes ont été blessées dans treize provinces du pays. Plus de 1000 personnes ont été placées en détention, sachant qu’au moins 35 individus sont actuellement en prison. De nombreuses enquêtes ont par ailleurs été lancées contre des manifestants et les professionnels qui leur ont apporté leur aide en leur qualité d’avocat ou de médecin. Le REMDH publiera prochainement un rapport complet sur les résultats de cette enquête.
Quelques conclusions et recommandations peuvent déjà être formulées :
1- Les autorités turques ont porté atteinte au droit de liberté de réunion en dispersant des manifestants pacifiques. Le fait que ces manifestations n’aient pas été autorisées s’est vu accorder plus d’importance que le caractère pacifique des rassemblements, ce qui est contraire au droit international des droits de l’Homme. En outre, aucune réelle tentative n’a été prise pour négocier avec les manifestants quant à la manière dont leur mouvement pacifique pourrait être protégé et facilité.
2- La police a fait un usage excessif de la force lors de la première dispersion des manifestants au parc Gezi, ainsi que lors de toutes les dispersions de rassemblements pacifiques qui ont suivi. Dans la plupart des cas, les manifestants n’ont pas été avertis ou n’ont pas eu assez de temps pour se disperser volontairement. Environ 150 000 grenades lacrymogènes[1] ont été utilisées, un grand nombre de balles en caoutchouc ont été tirées, du gaz lacrymogène ou d’autres substances chimiques ont été ajoutés à l’eau projetée par les canons à eau et de nombreux manifestants ont été frappés lors des assauts de la police ou lors de leur détention. Plusieurs femmes ont affirmé avoir été victimes de harcèlement sexuel alors qu’elles étaient en détention. La majorité des blessures, dont des blessures graves telles que 104 traumatismes crâniens (3 personnes étant toujours dans un état critique) et 11 personnes ayant perdu la vue[2] , découlent de l’utilisation ciblée de grenades lacrymogènes contre des manifestants, bien que l’utilisation de ce type de grenade à courte distance contre des individus soit contraire aux normes nationales et internationales. Un homme a été tué par une balle réelle. À la lumière de ces éléments, il apparaît que l’État a manqué à son devoir de protéger ses citoyens et a failli à ses obligations de protection et de facilitation du droit de réunion pacifique. La police n’a pas fait la distinction entre les individus violents et pacifiques et a fait un usage aveugle de la force contre tous les manifestants, y compris contre des participants pacifiques, des passants, des blessés et des médecins tentant de les aider. L’assistance médicale a été délibérément entravée par des attaques ciblées contre les médecins en blouse blanche, la pulvérisation de gaz lacrymogène dans les cliniques de fortune et la criminalisation consécutive de l’aide médicale apportée aux manifestants. L’aide juridique aux manifestants a également été sanctionnée, des dizaines d’avocats étant toujours derrière les barreaux.
Le REMDH exhorte les autorités turques :
– à protéger et faciliter le respecter du droit de réunion pacifique et à permettre l’expression publique de la contestation en donnant la priorité à tous les types de dialogue démocratique et en dénonçant la répression systématique ;
– à ouvrir des enquêtes indépendantes et impartiales sur les allégations de décès et de blessures causés par un recours excessif à la force et sur les allégations de torture et d’autres mauvais traitements ou traitements dégradants ; à s’assurer que l’impunité ne triomphera pas et que les suspects seront jugés par un tribunal indépendant, et ce malgré leur titre de fonctionnaire ;
– à abandonner toutes les poursuites judiciaires lancées contre des manifestants pacifiques, à libérer les personnes emprisonnées en l’absence de preuves spécifiques et concrètes d’un comportement violent de la part de l’individu concerné, et à s’assurer qu’aucune autre enquête judiciaire ou administrative ne sera ouverte par la suite ; à mettre un terme aux enquêtes criminelles et anti-terroristes visant des militants politiques ;
– à abandonner toutes les sanctions disciplinaires prises à l’encontre d’avocats et de médecins qui ont fait leur devoir en apportant leur aide aux manifestants, à annuler la circulaire du ministère de la santé exigeant les noms des médecins qui ont aidé des personnes blessées lors des manifestations, ainsi que les noms de leurs patients ; et à annuler le projet de loi pénalisant la mise en place de cliniques de fortune sans permis (dans la mesure où cela va à l’encontre de l’engagement éthique des médecins) ;
– à réformer la loi n° 3201 relative à la sécurité et les autres lois portant sur les forces de police, afin de garantir une réglementation stricte de l’usage de la violence et du recours aux armes et de mettre en pratique les principes de proportionnalité et de progressivité ; à réformer la loi n° 2911 relative aux réunions et aux manifestations, afin de mieux protéger le droit de réunion, et en particulier d’exclure la possibilité de prendre des sanctions pénales disproportionnées en cas d’organisation de rassemblements pacifiques non autorisés ou de participation à ceux-ci.
[1] Source : Association des droits de l’Homme de Turquie (IHD)
[2] Chiffres de l’Association médicale turque